Par Mubarak Sooltangos

Pour tout État qui a des relations d’affaires avec l’extérieur, il existe une relativité entre sa monnaie nationale (et son taux d’inflation s’il est exportateur, en concurrence avec le reste du monde) et celle de ses partenaires commerciaux, que ces partenaires soient importateurs, exportateurs ou investisseurs. Cette relativité doit constamment être gérée de manière judicieuse afin, entre autres, de s’assurer de la compétitivité-prix de ses exportations, de contrôler l’inflation et de maintenir le pouvoir d’achat de sa population, d’attirer des investisseurs étrangers, de sécuriser ses propres investissements hors de ses frontières, de protéger la valeur de ses réserves en devises et de s’assurer d’une balance des paiements positive.

Tout cela paraît très logique, même pour un non initié en finances et économie, mais les professionnels savent que certaines des réalités ci-dessus requièrent une monnaie nationale faible, et d’autres, une monnaie forte. C’est le dilemme perpétuel des économistes, d’où la nécessité d’avoir de la dextérité et la vision, à court terme et à long terme en même temps. En sus de cela, il faut doser ces mesures pour arriver à un compromis (trade-off) où toutes les exigences économiques énumérées ci-dessus sont satisfaites, les unes dans une plus forte mesure que les autres, pour arriver à un mix qui est synonyme de stabilité.

Que s’est-il passe dans notre économie nationale depuis 20 ans sous tous nos gouvernements successifs ? Très probablement sous pression politique, la Banque de Maurice s’est embarquée, il y a vingt ans, dans une politique de roupie forte pour protéger, voir augmenter le pouvoir d’achat de la population, ce qui est politiquement souhaitable pour préparer la prochaine échéance électorale. Sans entrer dans les détails, que j’ai mille fois mis en exergue, il s’en est résulté la faillite de notre industrie textile, avec cette même épée de Damoclès, voire cette « bombe à retardement », sur la tête de notre industrie touristique. Ensuite, nous avons développé une mentalité de consommation à outrance, ce qui a considérablement creusé le déficit de notre balance commerciale hors-services, puisque 70% de la consommation des ménages sont importés. Ce phénomène a, du même coup, tué notre industrie de substitution à l’importation, devenue non compétitive en matière de prix.

Pendant que s’opère cette série de catastrophes, parler d’un deuxième miracle économique avec une recette et des mesures monétaires totalement à l’opposé de celles qui étaient à la base du premier miracle économique, c’est faire de la rhétorique inconsciente. En même temps, l’annoncer publiquement à l’avance, c’est prendre un risque certain d’être désavoué par la réalité des faits. Un miracle économique qui n’est pas la résultante de facteurs de chance comme au Moyen Orient lors des deux chocs pétroliers que le monde a vécus, se construit avec une vision en tête, un échéancier, de la réflexion, une discipline monétaire, économique et sociale, donc avec des méthodes scientifiques et cartésiennes, et de la clairvoyance. Il faut en plus avoir des ressources mentales pour pouvoir improviser ou changer de cap en cours de route si besoin est. On n’en a rien vu de tout cela. Chercher des gains politiques tout au long du programme s’apparente à une vue à court terme, puisqu’à moyen terme, la réalisation de ce miracle attendu aurait parlé de lui-même et aurait été un gain économique et politique imbattable et durable.

Taux de change administré

Les livres d’économie disent que le taux de change de la monnaie nationale est tributaire des fondamentaux économiques d’un pays. Ceci est vrai dans beaucoup de cas, mais ne constitue pas une règle. Oui, la déconfiture de la monnaie du Zimbabwe et dans une moindre mesure celle de l’Afrique du Sud est due à des « weak fundamentals », nommément une économie chancelante où la production reste déficitaire par rapport aux besoins de la consommation, où un appareil productif qui n’arrive pas à produire a des coûts raisonnables, faute d’une main d’œuvre improductive qui fait monter les coûts de production. Le Japon, dans le cas inverse, fait les frais de sa propre réussite, notamment des industries tellement compétitives en rapport qualité-prix, qui favorisent l’exportation et qui la font largement dépasser la consommation et l’importation, avec pour résultat un afflux de devises qui fait flamber le taux de change de la monnaie nationale, ce qui n’est pas à l’avantage d’un pays exportateur.

Dans la réalité pratique, et dans beaucoup de pays, le taux de change est « administré » par des moyens artificiels pour faire face à certaines exigences économiques. Dans le cas de Maurice, les fondamentaux se dégradant à mesure que progressait le marasme économique à partir du début de la crise Covid (mars 2020) aurait provoqué une constante mais graduelle perte de valeur de la roupie sur plusieurs mois. Cependant, la catastrophe qui s’annonçait exigeait que la roupie soit fortement dépréciée quasi-immédiatement pour freiner les importations en les rendant plus chères, et protéger les réserves officielles de l’érosion.

La Banque de Maurice est, avec raison, intervenue pour faire baisser la valeur de la roupie à très courte échéance. Cela s’est fait par une augmentation du taux auquel la Banque centrale achète le dollar du circuit bancaire et en même temps en augmentant le taux de vente du dollar pour les banques qui en font la demande pour payer les importations de leurs clients. Il s’établit tout de suite une perte de valeur voulue de la roupie, et c’est ce genre d’opérations, renouvelées à des intervalles plus ou moins proches qui ont établi, sur une période de deux mois, un nouveau taux de change (réduit d’environ 10%) pour notre monnaie, et qui est là pour durer.

Roupie faible

Une roupie faible rend les exportations compétitives et permet, par le biais d’une dépréciation lente de l’ordre de 6-7 % par an, de constamment augmenter les recettes des exportateurs exprimées en roupies, pratiquement à chaque exportation. Cette manne additionnelle permet à ces entreprises d’être profitables et d’investir davantage pour en tirer, soit de la productivité accrue, soit de la qualité améliorée des produits.

Ensuite, une roupie faible fait grimper le coût des importations. Si le coût d’importation des matières premières se récupère à travers un prix de vente supérieur des produits finis (en équivalent roupies), le coût de la consommation des ménages augmente, sans recours. L’effet négatif est la dégradation du niveau de vie. L’effet positif est une diminution du flux d’articles de consommation importés à grand frais, pour être plus en harmonie avec nos faibles moyens.

Enfin, une roupie faible décourage le flux entrant de devises étrangères destinées à la spéculation à court terme (ce dont nous n’en avons pas besoin), mais par contre ne décourage pas l’investissement étranger dans des industries de production, puisque le rendement attendu sur capitaux investis (ROCE) avoisine souvent les 20 % dans cette catégorie d’entreprises.

Une roupie forte a l’effet contraire d’une roupie faible en favorisant la consommation importée, en détruisant la compétitivité-prix des exportations et des PME opérant dans le secteur de substitution à l’importation. Ces deux derniers phénomènes ont un effet négatif sur la création d’emplois, détruisent les bénéfices des entreprises de ces deux catégories, et par conséquent leur capacité à investir pour générer de la croissance et créer les emplois.

Une roupie forte encourage aussi l’afflux de devises étrangères, mais pousse vers le haut le taux de change de la monnaie nationale avec les effets négatifs mentionnés ci-dessus, notamment la surconsommation. Autre effet négatif, elle crée l’inflation par une augmentation de la masse monétaire (en monnaie nationale) causée par la conversion d’une masse accrue de devises étrangères en monnaie locale et par une demande accrue sur le marché de l’immobilier.

Dans le cas d’une monnaie indexée sur une devise forte, pour les ménages, c’est l’assurance de pouvoir conserver leur pouvoir d’achat mais qui peut avoir des effets catastrophiques sur la balance commerciale des pays ayant des fondamentaux économiques faibles. Le boulet que traînent les pays africains utilisant le Franc CFA avec des capacités de production sous-développés est l’indexation de cette monnaie sur l’euro (autrefois le franc français) qui rend le Franc CFA surévalué par rapport à leur économie et qui gêne considérablement les exportations de ces pays. Un pays doit avoir un taux de sa monnaie qui reflète l’état de son commerce extérieur et qui peut être « administré » par ses autorités monétaires selon ses besoins.

Une dépréciation monétaire n’épargne aucune cible, voulue ou pas, et cause souvent des dommages collatéraux irréversibles sur des pans sensibles de l’économie.

Régime de change double ou multiple

Il y a d’autres alternatives à la dépréciation subite et conséquente à laquelle nous avons été contraints par la force des choses, tout en étant, sur le fond, un impératif. Une dépréciation (disons plutôt dévaluation par le choc psychologique subit qu’il a provoqué) a un effet quantitatif global, immédiat et uniforme sur tous les acteurs économiques. A part les entreprises exportatrices, tous les importateurs voient leurs factures d’importation grimper, que ce soit pour les matières premières essentielles à la production ou pour la consommation, nécessaire ou superflu. Cela est créateur d’inflation dans tous les secteurs.

L’effet est particulièrement douloureux pour les ménages à faibles revenus, sur leurs besoins en denrées de base et autres produits essentiels, dont les médicaments. Il l’est aussi pour les industries de substitution d’import avec des nouveaux coûts de matières premières en monnaie locale qui rendent leurs produits invendables. La raison est qu’une dépréciation monétaire est une opération à la mitrailleuse qui n’épargne aucune cible, voulue ou pas, et cause souvent des dommages collatéraux irréversibles sur des pans sensibles de l’économie. L’avantage d’une dépréciation réside dans une application avec des effets immédiats et surtout le peu d’effort, d’imagination et de planification administrative requis pour l’appliquer, en réalité, un effort nul. De plus, c’est une opération qui ne coûte rien au Trésor public et la Banque centrale dans l’immédiat, puisque ce sont la population et les acteurs économiques qui font face de plein fouet à cette mesure monétaire.

L’alternative, dans des cas de gestion difficile de la balance des paiements, est d’appliquer un « double taux de change ». Ceci se résume, premièrement, à laisser les forces du marché de devises dicter le taux de change de la monnaie locale comme cela se fait toujours, et par ailleurs fixer un taux subventionné pour les entreprises exportatrices. Dans la pratique, c’est laisser le taux du dollar sur notre marché bancaire suivre son cours naturel, disons autour de Rs 42, et acheter les recettes en dollars des entreprises exportatrices à, disons, Rs 46, ce qui produit deux effets. Cette mesure renfloue les caisses des exportateurs de 10 % de roupies en plus, sans toucher au pouvoir d’achat des ménages. On pourrait être encore plus imaginatif, par exemple en fixant aussi un taux préférentiel pour les importations de matières premières destinées à la production génératrice de valeur ajoutée, de croissance de PIB et d’emplois, cette fois-ci, en dessous du taux grand public et des entreprises important des marchandises pour la consommation pur et simple. Un taux d’achat de dollars pour les importations destinées à la production, de disons, Rs 40, allégerait leurs factures de 7% et sauverait leur rentabilité.

On peut varier la recette en opérant un régime de changes multiples. Rien ne nous empêche de garantir aussi un taux de change des dollars investis par des étrangers sur notre sol (pour une période de deux ans) dans le but d’éviter la fuite massive de devises par des investisseurs échaudés par la dépréciation et de ne pas décourager les nouveaux investissements étrangers. Ceci n’entraîne aucune perte pour la Banque centrale, puisque l’afflux des dollars garantis par un taux stable pour une période de deux ans entrent dans les réserves de la Banque centrale et se bonifient à chaque dépréciation de notre roupie. C’est un hedging pur et simple.

Prétendre que la dépréciation d’une monnaie est sans frais pour l’État est un faux postulat et un leurre.

Les économistes du secteur public aux grands discours théoriques sont très frileux quand ils entendent parler de ce régime de change double ou multiple qui a tourné à la catastrophe dans certains pays, dont l’Argentine. Par contre, il marche très bien en Chine parce qu’il est bien géré. Le danger vient du maquillage des dollars venant de l’extérieur à des fins spéculatives, en dollars issus des recettes d’exportation. Des entreprises à activités multiples pourraient aussi maquiller leurs besoins en dollars pour la consommation en dollars privilégiés requis pour les importations de matières premières.

Le propre des économistes est de ne prendre aucun risque et surtout de faire le moins d’effort d’administration et de surveillance possible, et c’est là que le bât blesse. De ce point de vue on peut légitimement tenir nos autorités monétaires et fiscales responsables de n’avoir rien tenté d’imaginatif et d’avoir imposé une « blanket depreciation » en espérant le mieux. Il y a mieux à faire que d’espérer, c’est de s’assurer des retombées positives, par la réflexion, le planning et le « close range monitoring ».

Nous sommes dans une situation où il faut sérieusement mettre non seulement la main, mais aussi le cerveau à la pâte. Les banques pourraient, pour une fois être utiles à la nation en devenant des institutions de surveillance efficaces en s’assurant qu’il n’y ait pas de fausses déclarations d’importations et d’exportations pour déjouer le système, et être tenues responsables, s’il y a laxisme, de toute fraude de cette nature, par leurs clients.

On dira aussi que le régime de taux de change double ou multiple est une subvention directe qui coûte de l’argent à la Banque centrale. Oui, en effet, mais c’est un faux débat puisqu’une dépréciation d’envergure coûte aussi de l’argent à l’État. Les pertes pour le Trésor public se trouvent au niveau des recettes de TVA en moins et de l’impôt sur les sociétés en moins, en raison de la chute des bénéfices des entreprises de négoce et de substitution à l’importation, et aussi d’une liste additionnelle de produits de consommation à faire exempter de la TVA pour alléger les dépenses des ménages au bas de l’échelle.

Il faut aussi savoir que tôt ou tard, après une forte dépréciation, l’augmentation des salaires de base des employés sous la pression populaire et syndicale devient une nécessité. Donc, prétendre que la dépréciation d’une monnaie est sans frais pour l’État est un faux postulat et un leurre. Pour moi, le coût d’un double taux de change équivaut à celui d’une dépréciation de la monnaie, avec les effets pervers en moins.

A considérer aussi, s’il y a un besoin impératif de diminuer les importations, des mesures quantitatives immédiatement effectives, comme le contingentement des importations non essentielles par voie de quotas (par exemple fixer un quota inférieur de 25% du volume importé au cours de l’année précédente pour tout produit non-essentiel) ou simplement l’interdiction d’importer des produits superflus. Je trouve aberrant que dans notre situation actuelle, on permet l’importation du sel de table, des fleurs et toutes sortes de produits alimentaires qui drainent nos finances comme les crèmes glacées, le yaourt et l’huile de table que nos entreprises produisent à bon prix et dont la qualité est excellente. Ce sont des mesures que j’ai vécues personnellement en tant que banquier et qui ont sauvé notre pays dans des situations bien moins catastrophiques que celle où nous sommes aujourd’hui.

Notre manque d’imagination et nos visées politiques en pleine crise peuvent nous coûter cher. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Paroles empreintes de sagesse.

Mubarak Sooltangos
Mubarak Sooltangos ([email protected]) est consultant en management, marketing et stratégie, et auteur de Business Inside Out (2018) et World Crisis – The Only Way out (2020).