Par Gillian Geneviève
« Il n’a jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais. »
Rousseau
Il y a 3 ans, je fus appelé à m’interroger sur la question de la démocratie et de sa possibilité véritable à la suite d’un incident mineur. Pour la première fois, en trente ans de collaboration avec les journaux locaux, un de mes articles, particulièrement critique à l’encontre des politiques et du monde des affaire, fut refusé par un journal local, non par crainte de possibles poursuites pour diffamation, mais parce que le journal ne pouvait se permettre d’être critique à l’encontre de ses potentiels annonceurs publicitaires et de ses actionnaires.
Tout en comprenant la logique économique et financière de cette décision, je fus stupéfait et déçu, car le journal se disait libre et indépendant.
Cela m’a poussé à l’époque déjà à m’interroger sur la démocratie car, pour citer Ben Bradlee, ancien rédacteur-en-chef du Washington Post et célèbre pour son implication dans l’affaire des Pentagon Papers : « Sans la liberté de la presse, il n’y a pas de démocratie véritable. »
Pour Bradlee, une presse qui n’est pas au service d’une parole libre, d’une opinion libre, qui n’est pas au service exclusif de la vérité, n’a pas lieu d’être. Par essence, la presse est au service des faits et de la démocratie, et si sa parole est censurée, voire étouffée, on est alors dans le simulacre de la réalité, et la démocratie n’est pas.
Aujourd’hui encore, je m’interroge sur cette notion si galvaudée dans les écrits et les réflexions contemporaines. Et les questions possibles sont nombreuses. Qu’est-ce que la démocratie réellement ? A-t-elle véritablement existé ? Existe-t-elle aujourd’hui ? Ou même, on pourrait s’interroger sur sa pertinence, en d’autres mots, on pourrait se demander si elle est… souhaitable?
L’objectif des propos qui vont suivre est de vous proposer des esquisses de réponse aux questions tout juste mentionnées ; je vais tenter d’ouvrir des pistes de réflexion afin que nous puissions tous y voir plus clair et mieux cerner notre relation véritable avec la démocratie et ce qu’elle nous inspire réellement.
Dans la première partie, il vous sera proposé une synthèse qui tentera de mieux cerner la définition même du terme, mais également de mieux cerner son histoire et son évolution. On tentera par la suite de mieux discerner en quoi la démocratie est une alternative crédible (ou pas) en tant que régime politique tout en soulignant les critiques souvent négatives et virulentes formulées à son égard.
Dans un deuxième temps, je vous parlerai de la démocratie aujourd’hui, de ce qui la promeut, de ce qui la menace aussi, bref de sa situation dans le monde contemporain. J’achèverai en vous proposant un résumé de ma réflexion sur le sujet en tant que citoyen d’un pays dit démocratique.
La démocratie, la parole libérée ou le pouvoir au peuple
Dès sa définition et son étymologie, on se rend compte que démocratie est le nom d’un problème, davantage que d’une solution. Construit avec les mots grecs demos, « peuple », et kratos, « pouvoir » le terme formule un impératif assez simple : donner le pouvoir au peuple…
Une question s’impose immédiatement à nous : donner le pouvoir au peuple, mais comment ?
Si dans une monarchie, une seule personne exerce le pouvoir et si dans une oligarchie les « grands » gèrent les affaires, une démocratie, c’est sensé fonctionner comment ? Confier le pouvoir à un peuple, est-ce tenable ? À l’échelle d’une nation, est-il possible de faire en sorte que des millions d’êtres humains s’autogouvernent librement sans qu’aucun ne prenne l’ascendant sur l’autre ?
Pour citer Rousseau, « à prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques, et l’on voit aisément qu’il ne saurait établir pour cela des commissions sans que la forme de l’administration change. » En d’autres mots, les contraintes de la réalité sociale exigeront la construction de niveaux intermédiaires de prise de décision dotant ainsi l’édifice du pouvoir, d’étages sans quoi une collectivité est ingouvernable.
Dans les faits et dans l’histoire, cette aspiration à offrir le pouvoir au peuple s’est traduit de multiples façons et a toujours ressemblé à une accumulation de compromis.
Ainsi, la démocratie athénienne, avec son conseil délibératif et son tribunal populaire et, un peu plus tard, avec son assemblée de cinq cents membres renouvelés chaque année et tirés au sort, signifiant que tout gouverné peut devenir gouvernant, était compatible avec l’esclavage et une inégalité foncière entre les hommes et les femmes.
L’ignorance des arcanes et des réalités du pouvoir peut être source de paralysie.
Plus tard, c’est l’élection des représentants qui sous-tend la démocratie moderne. La démocratie représentative devient une solution pragmatique à l’impossibilité de la démocratie directe. Pour citer l’abbé Sieyes, auteur de Qu’est-ce que le tiers état ?, texte fondateur de la Révolution française : « Puisqu’il est évident que cinq ou six millions de citoyens actifs ne peuvent s’assembler, il est certain qu’ils ne peuvent aspirer qu’à une législature par représentation. »
Nous savons désormais que la démocratie représentative, cette solution pragmatique, n’est pas l’idéal. Ce système, à l’évidence, a permis, dans plusieurs pays, à une classe de politiciens de métier d’accaparer le pouvoir, en fermant l’accès aux responsabilités par le biais de systèmes éducatifs élitistes ne favorisant pas l’ascenseur social, mais également par l’organisation interne des partis politiques.
La démocratie participative n’est pas non plus une sinécure. Certes, la démarche d’Emmanuel Macron, il y a quelques années, d’ouvrir les portes du gouvernement à des non-professionnels de la politique représente un progrès qui permet de faire entendre d’autres voix, d’autres perspectives, mais cela a ses limites.
L’ignorance des arcanes et des réalités du pouvoir peut être source de paralysie. Tout comme une trop grande participation des citoyens dans la prise de décision, au nom de la démocratie participative, peut engendrer des situations absurdes. Ainsi, à Saillans, en France, il a fallu 10 réunions pour choisir la couleur des pots de fleurs prévus pour décorer la mairie. L’appel à des non-professionnels de la décision ou à des citoyens lambda est politiquement correct mais n’est pas toujours pertinent.
Dans le passé, d’autres manquements ont été étroitement associés aux régimes démocratiques. Pour en revenir à la relation incestueuse entre le monde de la politique et celui des affaires, favorisée par le régime démocratique, Georges Sorel, déjà, en 1908, dans son essai Réflexions sur la violence, soulignait que la démocratie parlementaire trahissait la classe ouvrière et servait les intérêts du patronat. Encore plus loin dans le temps, Thomas Jefferson dénonçait la tyrannie de la majorité et écrivait : « Une démocratie n’est rien de plus que la loi de la foule suivant laquelle 51% des gens peuvent confisquer les droits des 49% autres. »
Platon, lui-même, critiquait sévèrement, dans La République, le fait que de vivre en démocratie, c’est faire le deuil d’une certaine unité de la vérité et où plusieurs conceptions du bien et du juste s’affrontent horizontalement sans que rien ne les départage. De plus, il n’aime pas le type d’homme qu’engendre la démocratie. L’homme démocratique est inconstant, ballotté par des désirs souvent contradictoires. Ainsi Platon le décrit comme un homme qui passe ses journées à satisfaire le désir qui fait irruption : « Aujourd’hui il s’enivre au son des flûtes, demain, il se contente de boire de l’eau et se laisse maigrir ; un jour il s’entraîne au gymnase, le lendemain, il est lascif et indifférent à tout, et parfois on le voit même donner son temps à ce qu’il croit être la philosophie. »
Quant à Montesquieu, il abhorrait la possibilité même de la démocratie car pour lui le peuple est versatile, inconséquent, et la démocratie serait alors, pour lui, un régime dangereux compromettant les libertés.
La dimension horizontale de la démocratie qui favorise une mise à égalité de toutes les idées et des vérités ne favorise pas la transcendance intellectuelle et spirituelle et nourrit la médiocrité ; elle permet aussi la possibilité de la démagogie voire d’une certaine folie dans le débat publique engendrant la possibilité de l’arrivée au pouvoir d’hommes dangereux. Hitler et Trump furent démocratiquement élus. Perverti ou pas, le jeu démocratique n’est pas exempt de conséquences fâcheuses, voire tragiques pour l’histoire et pour l’homme.
Les populations ne se sentent plus représentées par les élus.
Aujourd’hui, c‘est par l’intermédiaire d’une connivence tacite avec les mass media, les réseaux sociaux et le monde des affaires que la classe de politiciens professionnels préserve la mainmise sur le pouvoir, faussant allègrement les conditions mêmes d’une opinion publique avertie et celles d’une véritable démocratie où les voix et les idées peuvent se faire entendre et être débattues librement.
Comme régime politique, la démocratie semble n’avoir jamais été une panacée.
La démocratie aujourd’hui : aspirations et crises contemporaines
Aujourd’hui encore, dans plusieurs pays, malgré l’aspiration des citoyens à plus de démocratie et de liberté, les systèmes démocratiques mis en place sont en crise. Les populations ne se sentent plus représentées par les élus, et il y a rupture et incompréhension entre le peuple et les élites.
Trois problèmes majeurs des régimes démocratiques contemporains sont identifiés par Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France.
Premièrement, comme déjà souligné, il semble que la démocratie engendre encore aujourd’hui un problème de représentation. La politique ne donne plus un langage à ce que vivent les gens. Institutions et gouvernants élus semblent souvent déconnectés de la vie réelle.
En deuxième lieu, un problème d’expression se pose. Si l’élection est là pour donner voix au peuple, la voix du bulletin ne suffit plus dans un monde en perpétuelle transformation. D’autres formes de prise de parole se cherchent, et il y a désir d’aller au-delà d’une simple expression publique des revendications. Aujourd’hui les citoyens cherchent une expression qui ait une dimension délibérative.
En dernier lieu, Pierre Rosanvallon identifie un troisième problème : une aspiration à une démocratie qui soit continue. Les citoyens ne veulent plus être des électeurs passifs qui n’interviennent que le temps des élections, mais aspirent à peser sur les décisions tout du long. Il y a ainsi l’attente d’une démocratie d’exercice où continuellement les citoyens auraient la possibilité de peser sur toutes les décisions.
Paradoxalement, les crises associées aux systèmes démocratiques contemporains soulignent au fond un désir… de plus de démocratie. D’ailleurs, malgré les manquements identifiés dans son histoire comme son actualité, on voit bien que la démocratie, comme régime politique, progresse dans le monde (bien que cela se doive d’être nuancé vu que dans certaines régions du monde des contre-exemples existent), les autres alternatives ayant échoué à démontrer leur justesse et pertinence.
Ainsi, Pascal Boniface, directeur de l’institut de relations internationales stratégiques, souligne que si le monde entier n’est pas régi par la démocratie, celle-ci étend son emprise de façon régulière. Il note que même si tous les pays ne sont pas encore démocratiques et que les démocraties existantes connaissent des imperfections, le mouvement général, sous l’effet du développement de l’information, de la conscience de plus en plus grande des opinions et de leur capacité de mobilisation, nous permet de penser que la tendance structurelle lourde est de conduire à la démocratie.
Le système est imparfait, mais il y a un mouvement de prise en main de leur propre destin par les peuples. L’aspiration à une voix libérée de ses carcans, l’aspiration à une parole libérée de ses chaînes et qui pèsent dans le débat publique, l’aspiration, tout simplement à la liberté sont des tendances lourdes qui vont dans le sens de l’histoire.
La démocratie : condition de la liberté, de l’égalité et de la fraternité
On l’aura compris, et je l’ai déjà souligné, la démocratie n’est pas la panacée des régimes politiques, mais l’histoire a démontré qu’elle était aussi le système ayant le moins de conséquences fâcheuses voire tragiques. Dans tous les cas, elle s’impose aussi à nous comme une évidence qui suit le cours naturel des choses et de l’histoire.
Le citoyen balbutie une pensée informe et simpliste plutôt que d’exprimer une opinion riche et valable.
Il est donc fondamental de chercher à cerner les conditions qui pourraient aider à l’approfondir ainsi que de découvrir comment y arriver concrètement, car elle engendre aussi potentiellement liberté, égalité et fraternité, une triptyque conceptuelle essentielle pour le devenir humain. Pour cela, il est nécessaire d’aider à trouver des moyens d’articuler l’autonomie des individus et la puissance et la cohésion collective.
Nous ne devons pas oublier que cette belle devise exige de nous ce combat incessant pour la liberté, l’égalité et la fraternité.
La démocratie exige la liberté d’expression, la liberté d’avoir une opinion contradictoire. Aujourd’hui, dans les faits, cela n’est pas toujours possible, les médias étant entre les mains de puissances financières qui cadenassent ou filtrent l’information ainsi que les propos qui contredisent leurs intérêts.
Souvent on lit ou on ne voit que ce que les grands groupes de presse, dictés dans leur démarche par les actionnaires et les annonceurs, décident de nous laisser entrevoir. L’opinion publique n’est pas toujours très avertie, car façonnée, biaisée dans sa réflexion par le pouvoir de l’argent, pour percevoir et penser le monde du point de vue des puissants.
À cela s’ajoute les fake news, les tweets et les mensonges éhontés de ceux qui se proposent à nous comme éventuels gouvernants. Cela est valable aussi bien à Maurice, en France comme aux États-Unis. Trump est aussi le fait de ces libertés prises avec la vérité. Au cours de son débat avec Kamala Harris, on a identifié plus d’une trentaine de mensonges dans ses propos. Quand c’est le mensonge qui devient la condition de l’accès au pouvoir, alors la démocratie n’est qu’un leurre.
Au-delà des mensonges conjoncturels, il y a aussi des « certitudes » et des « vérités » distillées insidieusement qui altèrent la possibilité même du débat démocratique. Dans les années 90, le discours ambiant parlait de la fin de l’histoire comme une réalité et le libéralisme économique comme indépassable. Il y avait en cela une défaite de la pensée, et le défaitisme et la soumission à la doctrine libérale étaient presque unanimes. La presse a contribué grandement à cet état de fait. Et cela, dans l’intérêt du capital.
Aujourd’hui, on voit bien les limites de ces convictions et affirmations. D’autres alternatives et visions du monde existent, et il est sans doute nécessaire de les promouvoir. Par le biais d’une presse et des médias libérés du joug des financiers et des annonceurs.
Aussi, la démocratie nécessite un accès réel, libre et égal pour tout le monde au savoir. Car, voter, exprimer une opinion, débattre de la pertinence d’une idée, contredire la pensée ambiante, apporter sa pierre au débat démocratique, exige une certaine connaissance, la pertinence des faits et des arguments à être rapportés ; tout cela exige donc une certaine lumière qui se transmet, par le biais de l’école.
Mais que voyons nous dans le monde aujourd’hui : une école qui promeut le nivellement et l’égalité par le bas. La qualité de l’enseignement et de ce qui est transmis ne cesse de se dégrader. Le politiquement correct édicte des programmes au contenu dicté par les intérêts et impératifs du monde des affaires. Aujourd’hui on a mis de côté l’étude des lettres pour faire de la place à la transmission du savoir requis pour devenir un entrepreneur à des gosses de douze ans. On n’apprend plus à l’enfant à devenir un homme et un citoyen averti ; on ne lui transmet plus le savoir et les outils requis pour être critique, original et contradictoire ; on se contente de lui offrir le nécessaire pour qu’il se mette au service du système.
Aujourd’hui, les conditions d’une démocratie riche des pensées contradictoires qui la façonnent n’est pas toujours possible, car le citoyen balbutie une pensée informe et simpliste plutôt que d’exprimer une opinion riche et valable. Cela sert les intérêts des puissants mais représente un danger, car une opinion publique pauvre, malléable à souhait ou manipulée engendre catastrophe et chaos.
Comme je l’ai souligné au début, Hitler, Trump et le gouvernement actuel du pays ont été démocratiquement élus… S’il suffit d’un slogan creux genre Make America Great Again pour défaire l’héritage d’Obama et son Obama Care, cela en dit long sur la capacité de juger du citoyen votant contemporain. Tout est fait pour simplifier dangereusement les débats ; les discours en deviennent manichéens et radicaux. Pour véritablement accomplir la démocratie, il est nécessaire de la compliquer tout en cherchant des moyens d’éviter les paralysies inhérentes à l’excès de débats.
Nous devons ainsi œuvrer à continuer le travail de réflexion au nom d’une démocratie des idées et d’opinions riche des contradictions qu’elle recèle.
Au-delà d’une presse libre, il est nécessaire de militer pour l’établissement d’institutions garantes du bon fonctionnement démocratique ; de militer aussi pour une école et un système éducatif qui favorisent l’égalité des chances à acquérir connaissance et bon sens politique. On ne doit pas céder à la tentation du simplisme et de la bêtise, Mais au contraire faire le pari de l’intelligence, individuelle et collective. Au nom du droit égal de chacun d’être et de s’exprimer intelligemment à l’abri des éventuels prismes façonnés par les puissants.
Enfin, la fraternité n’est possible que si on admet qu’on est prêt à être à l’écoute de l’autre, à être prêt à l’entendre dans un cadre démocratique pour ce qu’il est et pour ce qu’il pense. Alors de militer et de travailler sur les conditions nécessaires pour que des voix puissent se contredire, mais aussi être entendues réciproquement afin de mieux se connaître et ainsi aller dans le sens de la fraternité.
La démocratie est imprégnée des valeurs inhérentes aux questions de liberté, de l’égalité et de la fraternité. Dans les faits, dans l’absolu pour toutes les raisons énumérées, elle n’a jamais pu être réellement ce qu’elle devrait et pourrait être. Le chemin vers cet idéal démocratique est long et difficile. Travailler pour en baliser le chemin est notre devoir.
Face aux enjeux protéiformes contemporains, l’humanité a besoin d’idées nouvelles, l’humanité a besoin que ses idées puissent être exprimées, l’humanité a besoin de démocratie.
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