Par Eric Ng Ping Cheun

La crise due au Covid-19 est sans précédent. C’est une crise dense et à plusieurs facettes, culturelle, sociale et économique, avec des effets pérennes. Culturelle, parce que le coronavirus nous oblige, par les gestes barrières (distanciation sociale et port du masque), à reconfigurer notre vie personnelle et professionnelle. Sociale, parce que le lieu de travail conventionnel, qui est aussi un espace de socialisation, va disparaître au profit de la mobilité et de la flexibilité. Economique, parce que la libre entreprise est plus que jamais menacée par l’envahissement de l’Etat et de la banque centrale dans l’économie.

Les problèmes économiques n’ont pas apparu avec la pandémie, mais celle-ci les a aggravés au point de rendre la situation chaotique. Le coronavirus a mis en lumière trois grands enjeux : la place grandissante que prennent les technologies de l’information et de la communication (TIC) dans l’économie, les pratiques de guerre commerciale, et la bulle économique formée par l’inflationnisme.

Le tic de l’entreprise

Les TIC font tiquer en ce qu’ils réduisent considérablement les interactions individuelles. Grâce à l’internet, des travaux peuvent être effectués virtuellement, à tout moment et de n’importe où, et l’achat en ligne prendra de l’ampleur. Le télétravail va se répandre, tant il aide les entreprises à diminuer leurs coûts de fonctionnement. Cependant, il aura un impact négatif sur la location de bureaux et la restauration.

Le télétravail n’est pas fait pour toutes les activités économiques, surtout pas pour la manufacture et l’hôtellerie. Même s’il sied aux services, il doit être partiel, et non s’appliquer à l’ensemble de l’entreprise. Sinon, le service clientèle va en souffrir, comme on le voit dans les banques et les assurances, là où le contact humain joue un rôle primordial. Ensuite, c’est en étant physiquement sur leur lieu de travail, plutôt qu’isolés à la maison, que les collègues peuvent facilement s’entraider, s’échanger des informations vitales et créer une intelligence collective. Ce qui était accepté en présentiel devient insupportable en distanciel.

Les aides massives du gouvernement se résument à la création monétaire.

L’usage répandu des TIC, comme en témoigne la déclaration des revenus à la Mauritius Revenue Authority, pousse vers une société sans argent liquide, ce que le coronavirus a fait prendre conscience aux citoyens. Il peut paraître une bonne chose, notamment dans la lutte contre le blanchiment d’argent, que tous les paiements se fassent à travers le système financier. Il demeure qu’une politique de rendre obligatoires les transactions numériques ouvre la voie à la surveillance de l’activité personnelle, sous le regard de Big Brother, comme dans 1984 de George Orwell. C’est une atteinte à la liberté individuelle, qui pourrait amener une crise de confiance durable si caractéristique d’une société de méfiance. De la bulle de confort à la rue en plein air, il faudra marcher aussi contre la coercition étatique.

Le tic-tac du commerce

Les restrictions sur le commerce mondial font revivre les pires moments du protectionnisme qui a enfanté l’hitlérisme dans les années 1930. La taille du pays sera importante pour amortir, par la consommation domestique, les contraintes sanitaires créées par le coronavirus sur les mouvements de biens et de personnes. Les petits pays qui dépendent des marchés internationaux, comme Maurice, souffriront le plus du recul des échanges commerciaux et des investissements transfrontaliers. Les pays dotés de systèmes de santé plus efficaces s’imposeront, la sécurité sanitaire devenant un élément déterminant de la performance commerciale d’une nation.

Une guerre commerciale ne peut que retarder le redressement économique.

Jamais, depuis l’essor du tourisme de masse, les voyageurs n’ont été si peu nombreux, un phénomène qui, même sous une forme atténuée, peut perdurer après l’extinction de l’épidémie et l’ouverture totale des frontières. La destination mauricienne, marquée du stigmate Wakashio, aura fort à faire pour retourner la prise de conscience écologique en sa faveur. Les industriels textiles, eux, devront conjuguer avec les perturbations de la chaîne d’approvisionnement au vu de l’éloignement des marchés d’exportation et des exigences de la production à flux tendus. Et c’est faire contre mauvaise fortune bon coeur que les entreprises mauriciennes investiront dans l’énergie renouvelable, devenue moins rentable avec la chute du prix pétrolier…

Une guerre commerciale ne peut que retarder le redressement économique, le protectionnisme étant une bulle coûteuse et risquée. Une hausse des droits de douane sur les produits importés est supportée par les consommateurs, qui subissent ainsi une perte de bien-être. Dans leur conflit commercial avec la Chine, les Etats Unis ont sacrifié 300 000 emplois et des investissements étrangers dans l’agriculture, la manufacture et le transport. Les agriculteurs américains ont perdu la quasi-totalité du marché chinois, forçant le gouvernement à les subventionner à hauteur de 23 milliards de dollars.

Monnaie en toc

Cette ferveur de l’Etat de protéger les firmes locales atteint son apogée dans les plans de sauvetage des gouvernements et de leur banque centrale. Le ministre des finances Renganaden Padayachy a raison de dire que le gouvernement n’a jamais autant fait pour le secteur privé : indemnisation partielle des salaires (Rs 12 milliards), moratoire sur la dette des sociétés et des ménages, prêts à des taux très faibles aux petites et moyennes entreprises, soutiens financiers à coups de milliards de roupies aux grands groupes économiques, et dévaluation accélérée de la roupie au bénéfice des exportateurs.

Les problèmes sous-jacents demeurent intacts et sont simplement repoussés.

La Banque de Maurice est au cœur de toutes ces mesures, car le Trésor public n’a pas les moyens de les financer. Elle lui accorde un don de Rs 60 milliards et puise deux milliards de dollars des réserves officielles pour investir en roupies dans des entreprises en difficulté et des projets à risque. Cela résulte en une augmentation substantielle de la quantité de monnaie dans l’économie et, par conséquent, en une forte hausse des prix et une baisse sensible du pouvoir d’achat de la monnaie. Statistics Mauritius s’attend à une inflation de 2,8% en 2020, contre 0,5% en 2019, soit un bond de 460% du taux d’inflation ! Preuve que l’actuelle politique monétaire n’arrive pas à ancrer les anticipations inflationnistes.

Les aides massives du gouvernement se résument à la création monétaire. Cette politique inflationniste consiste à redistribuer les revenus entre les gens dans un jeu à somme nulle. Les gagnants sont les détenteurs des propriétés immobilières, des actions et des obligations, car l’expansion monétaire fait monter les prix de tels actifs. Les perdants sont ceux qui détiennent de l’argent liquide, n’ayant que leur salaire comme source de revenu.

L’économie mauricienne est aujourd’hui confinée dans une bulle qui grossit au fur et à mesure que la banque centrale imprime de la monnaie. Les problèmes sous-jacents demeurent intacts et sont simplement repoussés, puisque le système monétaire permet une accumulation de dettes de la part des opérateurs économiques, des particuliers et surtout du gouvernement. Lorsque les débiteurs n’arriveront plus à honorer leurs engagements, les autorités émettront encore plus de titres de dette dans un ultime effort de contourner l’inévitable. Elles continueront ainsi à entretenir une croissance artificielle de l’économie.

Or nul ne peut éternellement vivre dans le déni. L’heure de vérité arrivera bientôt, à savoir que la bulle économique éclatera : ce sera le moment post-Covid.

Eric Ng Ping Cheun
Eric Ng Ping Cheun économiste et directeur de PluriConseil .