Par Eric Ng Ping Cheun

La classe moyenne est très large, allant de la classe inférieure à la classe supérieure. Les dernières données de Statistics Mauritius indiquent que le revenu mensuel médian, comprenant le salaire de base, les allocations et les heures supplémentaires, se situe à Rs 16 900 en 2019, c’est-à-dire que 50% d’employés gagnent moins que cette somme. On peut donc dire que la classe moyenne commence à partir du revenu médian. On peut catégoriser ceux qui touchent plus de trois fois le revenu médian, c’est-à-dire plus de Rs 50 000, dans la classe moyenne supérieure. C’est d’ailleurs le seuil qu’a choisi le ministère des finances pour changer le taux d’imposition de 10% à 15%.

La classe moyenne a pour caractéristiques d’être ni pauvre ni riche. Elle a les moyens de subvenir à ses besoins de base, mais pas pour dépenser sans compter. Elle n’est pas une classe aisée, une classe possédante. Elle a très peu de propriétés, de biens mobiliers et d’actifs financiers. Elle vit essentiellement de revenus d’activité auxquels elle demeure confinée.

La classe moyenne est certainement plus affectée par la récession que la classe aisée, mais moins que les gens vulnérables. Ceux de la classe moyenne sont très majoritairement des salariés qui n’ont pas d’autre source de revenu, et ils sont plus à risque de perdre leur emploi. Même ceux qui sont des petits entrepreneurs peinent à retrouver leur chiffre d’affaires d’avant l’éclatement du Covid-19.

Heureusement que le gouvernement mauricien est venu avec le Wage Support Scheme et le Self-Employed Assistance Scheme, le premier pour indemniser partiellement les salaires à la suite du Covid-19, et le second pour soutenir financièrement les indépendants. Quelque Rs 11 milliards ont déjà été décaissées sous ces deux plans d’aide. Et le budget 2020-2021 a provisionné encore Rs 8 milliards pour subventionner le chômage partiel, à hauteur de Rs 5 100 par bénéficiaire, jusqu’à la fin de 2020.

Parmi les séquelles de la pandémie, c’est le chômage qui menace principalement la classe moyenne. Le ministre des finances, Renganaden Padayachy, avait laissé entendre que la crise du Covid-19 allait jeter 60 000 travailleurs sur le pavé, s’ajoutant aux 40 000 chômeurs existants. Ce qui fait que le taux de chômage passerait de 6,7% en 2019 à 17% cette année. Si l’on est un peu sceptique sur ces chiffres, il y aura définitivement beaucoup de pertes d’emplois.

La situation économique est vraiment très critique. L’économie se contractera par 13% en 2020, du jamais vu depuis 1980. Tant que les frontières du pays restent fermées, ce sera difficile de relancer l’économie mauricienne, car elle est orientée vers le commerce extérieur. Même lorsque les vols internationaux reprendront, le tourisme ne retrouvera ses couleurs qu’à partir du troisième trimestre de 2021.

Donc, la reprise économique sera graduelle, et elle sera somme toute modérée l’année prochaine. Ce n’est que vers la fin de 2022 que le produit intérieur brut retournera à son niveau de 2019.

Un système bonus-malus

Entre-temps, le pouvoir d’achat baissera quand les prix augmenteront plus vite que les revenus. Manifestement, on a vu depuis le confinement national une résurgence de l’inflation, surtout alimentaire. Officiellement, l’inflation en glissement annuel (year-on-year inflation) a bondi à 4,0% en avril avant de retomber à 1,5% en juillet. Mais ces chiffres n’expriment que le panier de biens et services d’un ménage dit représentatif de l’ensemble de la population. Or le panier du ménage de la classe moyenne inférieure est différent, car les produits de base ont un plus grand poids.

Tout compte fait, une perte du pouvoir d’achat entraîne un appauvrissement de la classe moyenne et accroît les risques d’explosion sociale. La classe moyenne constitue aussi la classe des consommateurs. Or plus de 75% des biens consommés sont importés. Comme la roupie s’est dépréciée de plus de 10% contre les principales devises au cours des douze derniers mois, les prix de ces produits ont pris l’ascenseur. Une mesure budgétaire, à savoir le rehaussement des frais portuaires, va alimenter davantage l’inflation importée.

Sans la classe moyenne, il n’y a pas de progrès économique et social.

Celui qui a encore un emploi à plein temps peut s’estimer heureux d’être un employé en ces temps difficiles. Pour ceux qui sont au chômage partiel, il faut que le gouvernement revoie la loi du travail pour créer un droit de l’actif qui permet à une personne d’avoir plusieurs employeurs en même temps, que ce soit en salariat ou en indépendant. Tout individu doit pouvoir décrocher plus d’un emploi formel afin de joindre les deux bouts. C’est déjà le cas dans le secteur informel.

Pour ceux qui se retrouvent au chômage, le gouvernement doit trouver un moyen efficace de les rendre employables pour qu’ils obtiennent rapidement un nouveau job. Il convient d’instaurer un système bonus-malus qui remonte à l’Amérique de Roosevelt : pour avoir le droit de licencier, l’entreprise paie une pénalité (un malus) à l’Etat, une somme qu’il mettra dans un fonds de formation professionnelle des chômeurs. Inversement, pour tout recrutement, l’Etat offre une prime (un bonus) à l’entreprise, ce qui encouragera la création d’emplois. Cela peut se faire sur une année, le temps que se dissipe l’effet de la pandémie.

La classe moyenne est l’avenir même du pays. Elle constitue le gros bataillon de la force du travail d’une part, et des consommateurs d’autre part, étant en quelque sorte le fonds de roulement de l’économie. Sans la classe moyenne, il n’y a pas de progrès économique et social. Certes, c’est le développement économique qui a permis l’émergence d’une classe moyenne forte, comme partout dans le monde. Mais c’est par un élargissement de la classe moyenne supérieure que le rythme de croissance de l’économie peut être soutenu.

Pour demeurer un pays à hauts revenus après 2020, le gouvernement doit faire les réformes économiques qu’il faut et appliquer les bonnes politiques économiques. Cela ne semble pas être le cas. L’avenir de la classe moyenne paraît donc difficile à court terme, mais les difficultés ne sont pas insurmontables pour peu que les décideurs commencent à penser le long terme.

Eric Ng Ping Cheun
Eric Ng Ping Cheun est l’auteur de Maurice la cigale (2019), en vente chez Bookcourt, Editions Le Printemps, Editions de l’Océan Indien, Librairie Petrusmok, Librairie Le Cygne et Librairie Le Trèfle.