Par Eric Ng Ping Cheun

Il n’y a rien de plus anti-économique que la guerre. Contrairement à une idée reçue, la guerre et le capitalisme sont incompatibles. Le marché est fondé sur une coopération pacifique entre les gens, entre les nations, car c’est ce que requiert la division du travail. La guerre, elle, est l’antithèse de la coopération mutuelle. C’est aussi un mythe que l’économie de marché ne peut fonctionner qu’en temps de paix, et que, dans une situation de guerre, le gouvernement doit prendre le contrôle de la production.

Ici, les ressources normalement consacrées aux biens de consommation sont redirigées vers des produits militaires, ce qui réduit la consommation privée et entraîne des coûts d’opportunité (par exemple, les systèmes de santé et de retraite deviennent plus coûteux). À la suite d’une guerre qui détruit l’essentiel du capital physique d’une économie, une vague d’investissements peut, bien sûr, stimuler la croissance. Néanmoins, le pays est moins riche, ou plus pauvre, pour avoir perdu une grande part de sa richesse. Et rien ne peut remplacer la perte de vies humaines, même au regard de l’économie qu’il faut voir en termes de personnes et d’actions humaines, et non dans une logique utilitariste.

Avant la Révolution française, les guerres étaient limitées, généralement menées par de petites armées de soldats professionnels, n’impliquant que des combattants. Les philosophes concluaient alors que la seule façon de mettre fin à une guerre est de faire chuter les despotes. Beaucoup pensaient qu’une expansion de la démocratie dans le monde apporterait une paix durable.

Mais c’est seulement le libéralisme démocratique qui peut assurer la paix. De nos jours, les États se font encore la guerre pour conquérir des territoires et pour protéger des frontières politiques (qui ne sont pas pertinentes pour un libéral classique qui défend le libre échange et la mobilité du travail). Les gouvernements s’efforcent ainsi de détourner l’attention de leur rôle néfaste dans l’économie, mais il est clair que la montée de l’esprit « total war » est due à l’étatisme rampant.

La science économique apporte une explication institutionnelle de la guerre. Le pouvoir de faire la guerre se trouve entre les mains de l’État. En tant que monopoles de la violence organisée, les États décident quand et comment exercer ce pouvoir à grande échelle. Les conflits font partie intégrante de la logique de l’État, enclin à la guerre. L’Art de la guerre commence par cette phrase : « La guerre est d’une importance vitale pour l’État. C’est le domaine de la vie et de la mort. »

Sun Tzu nous aide à penser comme un économiste. Il a compris que la guerre est destruction, et qu’il faut préserver des ressources. Parce qu’elles sont rares, nous devons faire le meilleur usage des biens. On devrait n’avoir recours à la guerre qu’en dernier ressort, car une campagne militaire peut mettre un État en faillite, voire l’anéantir. La seule bonne guerre est celle qu’on gagne sans se battre. C’est l’antinomie de la guerre totale.

Mais les guerres, froides ou chaudes, sont en hausse. Dans sa guerre de représailles massives contre Hamas, Israël va vers une collision avec l’Iran qui serait sur le point de posséder des armes nucléaires. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, une puissance nucléaire, pourrait susciter l’engagement de l’OTAN. Les États-Unis et la Chine, deux États dotés de bombes nucléaires, se regardent en chiens de faïence sur l’épineuse question de Taïwan. Les tisons du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ne sont pas près de s’éteindre. Et entre le Kosovo et la Serbie, on continue à souffler sur les braises de la rivalité.

Cette résurgence belliciste dans le monde a des implications économiques. Les décisions gouvernementales ne sont pas dictées par le calcul entrepreneurial, mais par la recherche de revenus pour soutenir l’État, et plus encore un régime en guerre. À cette fin, les méthodes traditionnelles des finances publiques restent de rigueur : la taxation, l’endettement et l’inflation. Or plus d’impôts, plus de monétisation de la dette et plus de détentes monétaires accroissent la pauvreté et les inégalités. Une économie de guerre est stagflationniste.

Nos dirigeants demeurent dans l’esprit de la guerre en matière de politique économique.

Il y a toujours une crise pour de telles politiques. Comme pour faire écho à L’Anti-économique, un livre de Jacques Attali publié en 1972, tout à la gloire du keynésianisme, le gouvernement mauricien justifiait sa politique de relance par la dépense publique pendant le Covid par ce cri de ralliement : « Nous sommes en guerre ». Une guerre imaginaire vite oubliée, car une guerre réelle, le conflit russo-ukrainien, l’a remplacée pour servir de prétexte au maintien des aides publiques dues à la pandémie. Maintenant, la guerre Israël-Hamas pose les banderilles d’un dernier budget des plus électoralistes…

L’île Maurice n’est pas en guerre, mais ses dirigeants demeurent dans l’esprit de la guerre en matière de politique économique. À savoir qu’ils augmentent les dépenses et les transferts budgétaires sans une progression correspondante des recettes fiscales. Le déficit structurel du budget national grimpe aussi inexorablement, ce qui conduit à des ratios d’endettement insoutenables et, par conséquent, à des coûts de remboursement plus élevés dans un contexte de rebond des taux d’intérêt. L’impact sur la croissance ne peut qu’être négatif.

Dès lors, c’est la fuite dans l’inflation afin d’abaisser la valeur réelle de la dette locale. L’inflation est une taxe sur les consommateurs, mais aussi un prélèvement sur le capital des épargnants et des créanciers. Elle continuera à appauvrir les salariés à revenu fixe, quelle que soit l’évolution du cours pétrolier. Celui-ci est provisoirement stimulé par les guerres avec une prime géopolitique, mais ce sont l’expansion monétaire et fiscale et le protectionnisme qui, en alimentant la demande, font monter le niveau général des prix.

Ces politiques anti-marché provoquées par la guerre, qui profitent aux capitalistes, mettent en péril le capitalisme.

Sauver le capitalisme des capitalistes

Vous ne l’entendrez pas de la bouche de nos dirigeants politiques, si ce n’est pour le vilipender. Pourtant, le terme « capital » remonte, selon l’historien Fernand Braudel, au XIIe siècle quand on parlait de « fonds, stock de marchandises, de masse d’argent, ou d’argent portant intérêt ». C’est ce qui fait encore tourner l’économie de nos jours, mais qui suscite toujours de l’hostilité chez nos bien-pensants.

Sauver le capitalisme des capitalistesC’est un des principes libéraux classiques que l’État doit maintenir un environnement propre à favoriser le bon fonctionnement des marchés. Il doit ainsi protéger l’état de droit, l’exécution des contrats, la libre concurrence et la propriété privée. Néanmoins, un plaidoyer en faveur d’un rôle limité des pouvoirs publics dans l’économie, ce n’est nullement plaider pour interdire des aides publiques aux entreprises privées. Mais le gouvernement doit avoir le courage d’arrêter ces aides lorsqu’elles ne sont plus justifiées. Et puis, dans une situation de crise, comme celle du Covid, l’État – on pense ici à la Mauritius Investment Corporation – ne saurait encourir tout seul les risques de défaillance d’une entreprise sans une contribution des créanciers de la firme et sans une ouverture de son actionnariat. Il convient d’avoir un partage équitable des charges.

Qu’à cela ne tienne, il faut une expansion du secteur privé, dont la part dans l’investissement national représente 76,7 % du PIB en 2023, contre 83,2 % en 2008. Que comprenons-nous par « secteur privé » ? Il consiste en des acteurs privés qui possèdent et contrôlent un capital fixe, qui achètent le travail contre salaire, et qui s’approprient des plus-values. C’est la définition du capitalisme.

Cependant, la propriété n’obéit pas seulement au principe d’exclusivité, soit le pouvoir reconnu au propriétaire de jouir librement de ses biens. Un autre caractère des droits de propriété, dans une économie véritablement capitaliste, c’est la libre transférabilité, c’est-à-dire la liberté de disposer de ses biens. L’exclusivité incite au maximum d’efforts personnels pour gérer des ressources le plus efficacement possible, et la transférabilité permet d’orienter les ressources vers ceux capables d’en faire le meilleur usage. C’est ce qu’on attendait de la Bourse de Maurice pendant le Covid, mais elle n’est pas un marché de la prise de contrôle d’entreprises.

Dans les milieux de nos institutions économiques et de nos décideurs politiques, on associe souvent, mais à tort, le secteur privé au capitalisme de grande entreprise. Un pays a certainement besoin de grandes firmes parce qu’elles sont à même d’exploiter des économies d’échelle, de fabriquer en série et de commercialiser de nouveaux produits. Mais le capitalisme de grande entreprise pose problème quand il est orienté vers la protection et l’enrichissement d’une très petite minorité.

C’est là un capitalisme oligarchique. Il est entretenu par l’intervention massive de l’État dans l’économie, par un secteur public hypertrophié, car alors les relations comptent plus que tout pour réussir, d’où la consécration du lobbying. Surtout dans une économie dont la croissance est tributaire du secteur de la construction, de l’immobilier et de l’industrie bancaire, où l’on est à la merci des régulateurs.

Dès lors, on recrute des CEO qui ont la capacité d’influencer les responsables du gouvernement, plutôt que des CEO qui ont la compétence de satisfaire les clients et les consommateurs. Les opérateurs économiques sont encouragés, non pas à créer de la valeur par l’innovation, par la concurrence et par l’amélioration de la productivité, mais à exploiter des relations politiques afin d’obtenir des rentes, des subventions, des prêts bonifiés, des allégements fiscaux, des protections tarifaires, des positions économiques, aux dépens de l’intérêt public. Les élites dirigeantes ayant de puissants intérêts décrochent le plus gros de ces privilèges qui répriment la liberté de marché.

Le capitalisme dans sa forme la plus pure, c’est l’entrepreneuriat.

C’est, en fait, un capitalisme de connivence, un capitalisme des copains, fondé sur le clientélisme. Le capitalisme de copinage a des coûts directs : mauvaise allocation de ressources dans l’économie, distorsions du marché, concurrence moindre ou injuste. Il y a aussi des coûts indirects, notamment l’érosion de la confiance de la communauté des affaires dans les institutions. Une économie de marché ne peut prospérer que si les institutions sont neutres et impartiales, que si elles font respecter des règles générales qui s’appliquent à tout le monde.

Le capitalisme dans sa forme la plus pure, c’est l’entrepreneuriat. Pour sortir du capitalisme de connivence, il convient de promouvoir un capitalisme entrepreneurial, celui qui se focalise sur la création d’entreprise, qui génère des innovations, qui produit de meilleurs biens et services, sans chercher une protection du gouvernement. C’est un capitalisme de libre marché qui, comme l’a écrit l’économiste William Baumol, est la plus efficace des « machines à innover ». Être entrepreneur, ce n’est pas faire du lobbying pour obtenir indûment de l’appareil d’État des avantages divers et variés. Être entrepreneur, c’est créer de la richesse, des emplois et du pouvoir d’achat, c’est façonner une économie ouverte et dynamique.

Pour développer l’entrepreneuriat, il appartient au gouvernement de stimuler la concurrence, de garantir une transparence totale des marchés publics, de tenir à distance les intérêts privés organisés et de laisser jouer les prix qui déterminent l’affectation du capital et du travail. Aussi, les médias indépendants peuvent être un rempart contre le capitalisme de connivence. Malheureusement, le journalisme d’investigation est de plus en plus coûteux, étant donné la baisse des revenus de vente depuis l’avènement des réseaux sociaux, et vu la chute des recettes publicitaires depuis les confinements nationaux.

Dans ce contexte très difficile à la diffusion des idées économiques, il est impératif, pour reprendre le mot de Rajan Raghuram, de « sauver le capitalisme des capitalistes ».

Eric Ng Ping Cheun
Eric Ng Ping Cheun vient de publier Un malade imaginaire (2023), en vente chez Bookcourt, Librairie Le Cygne et Librairie Petrusmok.