Par Mubarak Sooltangos

Maintenant que le budget national a été dévoilé, c’est le moment de l’analyse. Je ne vais pas m’attarder sur les commentaires du grand public. Cette frange de la population commente la partie du budget qui la concerne, applaudit les baisses de prix comme le gaz ménager, craint pour son emploi et dénonce les gentillesses faites au gros capital. C’est dans la mouvance habituelle, son droit le plus absolu, et elle a raison de regarder de près les effets du budget sur son pouvoir d’achat. Nous sommes dans un pays où le taux d’épargne baisse d’année en année, synonyme du fait que la population a peu de réserves de pouvoir d’achat dans ses comptes d’épargne, d’où sa crainte justifiée.

Mais dans un pays dit développé, on s’attendait à ce que les professionnels tels que les comptables et les économistes fassent une analyse décente qui peut pousser à la réflexion et, pourquoi pas, à des débats publics sur le fond du budget. Il n’en est rien.

Un Budget Brief d’un des Big Four au nom ronflant, publié rapidement certes, ne fait uniquement qu’un état des faits, énumère les mesures budgétaires sans les commenter, si ce n’est pour dire que rien n’est prévu pour la baisse des dépenses de fonctionnement. Cela ne m’étonne pas : il y a une catégorie de professionnels qui ne pensent qu’aux coûts lorsqu’on est en situation difficile, et proposent le dégraissage des charges salariales, donc le licenciement comme premier réflexe.

Les vrais hommes d’affaires, ceux qui réussissent, se penchent plutôt en priorité sur les possibilités d’augmenter les revenus et les bénéfices, « and the cost problem takes care of itself ». Cela se réalise en faisant le « système » travailler plus dur pour produire 20-30% de plus avec les mêmes frais fixes. Le licenciement doit être le dernier ressort, en raison de la misère qu’il crée comme premier sous-produit d’un plan de redressement qui est supposé apporter le salut, si on commence par les coûts.

Réflexion globale et non sectorielle

Preuve que les économistes aussi réfléchissent de manière sectorielle en analysant une mesure à la fois, hors de son contexte. Si l’on prend dans son ensemble ce que les économistes disent individuellement, on arrive à ceci : il sont contre la création de monnaie, contre l’utilisation des

réserves nationales, contre une augmentation de l’endettement, contre la dépréciation de la roupie, contre la réduction du pouvoir d’achat des citoyens, et ils pensent qu’on doit avoir comme priorité de ne pas laisser l’inflation escalader. Donc, on devrait, selon eux, ne rien faire, continuer avec une attitude « business as usual » quand on est dans une crise aiguë. Si on n’a pas une vision globale, mieux vaut ne pas exprimer son opinion, puisqu’elle met l’accent là où il ne devrait pas être et influence la population dans le mauvais sens, d’autant que pas une seule solution n’est proposée, et encore moins un ensemble de solutions qui forme un tout crédible.

J’ai toujours été hors des sentiers battus et de la sagesse conventionnelle, ce qui me pousse à chercher des solutions d’exception dans des périodes de difficulté. Je vais, à contre-courant, essayer de défendre ce budget tout en mettant en exergue ses écarts, pour rester objectif.

C’est un budget global comme on n’en a pas vu depuis longtemps, puisqu’il propose des mesures pour l’ensemble des acteurs économiques, favorisant ceux qui doivent l’être et pénalisant ceux qui doivent malheureusement subir, avec, comme toile de fond le principe incontournable que dans notre situation (et celle du monde développé), il faut produire plus et consommer moins.

La relance par les dépenses infrastructurelles

L’enveloppe de Rs 40 milliards que le ministre des finances, Renganaden Padayachy, a réservée au bâtiment est, à mon avis, un pari risqué. J’aurais personnellement utilisé cette somme pour donner du tonus à des secteurs productifs tels que des incitations solides à l’investissement, comme l’exonération de taxes de toutes sortes pour les nouvelles entreprises, l’innovation, la création d’emplois et la substitution d’importations. En d’autres mots, j’aurais sacrifié Rs 40 milliards de recettes fiscales pour pousser à l’investissement dans les secteurs directement productifs.

Le ministre a choisi l’investissement dans le bâtiment et les infrastructures pour dépenser Rs 40 milliards. L’effet mathématique pour le budget est le même. La différence entre les deux options est que ce que je propose prendra du temps pour se traduire en effets tangibles. Ce que le budget a prévu, c’est d’injecter de l’argent dans la création d’emplois immédiats et bénéficier de l’effet multiplicateur dans des secteurs annexes, comme le provoque généralement la construction. Mais je suis prêt à donner le bénéfice du doute au ministre s’il considère que protéger l’emploi maintenant et éviter une crise sociale ont priorité sur la croissance qui ne portera ses fruits que dans deux ans.

La Contribution Sociale Généralisée

Les syndicats considèrent que la réduction de la contribution du patronat de 6% à 3% pour la pension est une fleur aux gros capitalistes. Ce n’est pas vrai. Avant la Contribution Sociale Généralisée (CSG), les employeurs contribuaient 6% des salaires allant jusqu’à Rs 18 740. Dorénavant, ils contribueront la moitié en pourcentage, soit 3%, mais sur des salaires allant jusqu’à Rs 50 000, ce qui fait 2,7 fois Rs 18 740. Donc la charge de l’employeur se réduit de 50%, mais sur des salaires de 2,7 fois de plus, et au final, cet exercice lui coûte plus cher.

<bblockquote>Les banques commerciales prêtent de l’argent sur deux critères de base seulement : la connaissance du client et la valeur de la garantie offerte.</blockquote>

Les employés dont les salaires dépassent Rs 50 000 devront contribuer 3% de leur salaire de base sans limite, et les employeurs 6%, aussi sans limite. Il se trouve que la quasi-totalité des employés touchant plus de Rs 50 000 dans le secteur privé bénéficient d’une pension contributive (defined contribution) privée dont les contributions sont généralement de 6% pour l’employé et 12% pour l’employeur. Il s’agit tout simplement de réduire les cotisations à ce plan de pension privé pour que la totalité des cotisations ne dépassent pas 6% et 12% respectivement, dans lequel cas l’employé bénéficiera de la même pension lors de sa retraite, mais de deux plans distincts.

Il y a un mais. Dans les plans de « defined contribution pension », chaque employé a un compte personnel dans lequel sont versées sa cotisation mensuelle et celle de l’employeur. A l’âge de la retraite, un calcul actuariel définit la pension qui doit découler du solde de ce compte personnel et des bénéfices accumulés. Si tel est le cas, il n’y a aucun problème. Mais si l’employé bénéficie, dans la CSG, de moins que ce calcul actuariel ne détermine, c’est que l’Etat est en train de faire subventionner la pension des Senior Citizens par la pension qui devra être versée aux jeunes d’aujourd’hui. Donc, on se pose des questions.

Le financement des Rs 60 milliards

Il n’est pas spécifié comment l’aide budgétaire de Rs 60 milliards de la Banque de Maurice (BoM) va se faire. La BoM a le loisir de verser cette somme en roupies au compte du gouvernement de sa banque commerciale sans aucune contrepartie. Ce serait purement et simplement de la création monétaire, ce qu’on appelle « faire marcher la planche à billets ». Cela représente une injection de la monnaie créée et virtuelle dans les caisses du gouvernement, pour dépenser. Les implications d’une telle pratique, si elle se généralise d’année en année, sont graves : inflation galopante et dilution de la roupie avec ses effets dépréciateurs. On peut tout simplement espérer que cette aide sera un coup d’épaule one off, puisqu’on a un budget à équilibrer, et qu’elle ne deviendra pas la norme.

A part cela, la BoM aurait pu vendre des dollars provenant de ses réserves et donner les roupies à l’Etat, mais les effets inflationnistes seraient les mêmes, puisque c’est une injection de monnaie nationale dans le système, et, en outre, les réserves auraient baissé.

Mais par ailleurs, et personne n’en parle, les réserves de la BoM seront amenées à diminuer automatiquement parce que, dans les douze mois à venir, elle déboursera plus de dollars pour nos importations qu’elle n’en recevra avec nos exportations. Donc, dans une situation où nous risquons une double ponction de nos réserves, qui pourrait monter jusqu’à l’équivalent en dollars de Rs 140 milliards, je préfère encore une émission de one off helicopter money de Rs 60 milliards pour faire le moins de mal possible à nos réserves. Mon analyse peut paraître choquante, mais réfléchissez-y, surtout les politiciens qui craignent l’éventualité d’une émission de helicopter money comme de la peste.

La Mauritius Investment Corporation

La Mauritius Investment Corporation (MIC) est un organisme dont la BoM sera actionnaire à 100%, et qui investira dans le capital des sociétés. Si sur le fond, il est louable de renforcer les fonds propres des compagnies, la forme me laisse perplexe. Même les banques commerciales prêtent de l’argent sur deux critères de base seulement : la connaissance du client et la valeur de la garantie offerte. Il n’y a aucun credit appraisal correct qui est fait, quoi qu’en disent les banques. S’il y avait des credit appraisals corrects, les banques n’auraient pas envoyé autant de compagnies en receivership.

Un credit appraisal est un exercice scientifique qui a ses règles et ses techniques, que tous les banquiers ignorent. Un credit appraisal est fait sur la base de la prise d’un « risque calculé » qui détermine le niveau de risque que le banquier peut prendre en fonction des bénéfices escomptés sur un financement. Demandez à un Relationship Manager de n’importe quelle banque combien de bénéfices sont attendus d’une relation de clientèle, où, quand et comment le profit est réalisé, et il n’aura aucune réponse. Si les banques n’ont pas cette technique, comment s’attendre que la BoM l’ait, surtout qu’un investissement en capital-risque est basé principalement sur l’évaluation des bénéfices à venir, le risque venant en second rang.

De plus, tout organisme financier a un régulateur. Qui sera le régulateur de la MIC ? La BoM qui en est actionnaire à 100% ? Il aurait mieux valu que cette tâche soit confiée à la State Investment Corporation, avec la BoM comme régulateur.

En ce qui concerne le financement nécessaire, il serait souhaitable que des bons du Trésor soient émis et réservés à des fonds de pension, des fonds d’investissement et des sociétés d’assurance qui détiennent de l’épargne préexistante, ce qui est, par nature, non-inflationniste. Les banques, détentrices de monnaie créée, devraient en être exclues même si c’est la route la plus facile.

<blockquote>C’est la population toute entière qui fera les plus gros sacrifices face au Covid-19.</blockquote>

La taxe de 0,1% sur le chiffres d’affaires de plus de Rs 500 millions

Beaucoup de professionnels de la finance prétendent que l’imposition d’un chiffre d’affaires n’est aucune part pratiquée dans le monde. Soyez plus observateurs. La taxe des bookmakers et des loteries est bien sur leur chiffre d’affaires. Tout droit de douane sur des importations et tout excise duty sur l’alcool et les cigarettes sont perçus sur le chiffre d’affaires avant même que la vente du produit ne soit réalisée. Nous avions, dans les années difficiles, il y a 40 ans, une taxe de sortie de 17% sur toute exportation de sucre. Finalement, pour un chiffre d’affaires de Rs 1 milliard, cette nouvelle taxe ne représentera qu’un montant d’un million de roupies. C’est de cela qu’on discute ?

En ce qui concerne les banques et les sociétés d’assurance, le flou demeure sur la définition du chiffre d’affaires. Les banques n’ont pas de chiffre d’affaires proprement dit. Elles ont des dépôts de leur clientèle et leurs prêts. Ce n’est pas du chiffre d’affaires. Ou alors est-ce le montant d’intérêts, de profits de change ou des commissions qu’elles perçoivent de leur clientèle ?

Les incitations pour le tourisme

On hurle que rien n’a été fait pour le tourisme. Comment, pour quel montant et dans quel but peut-on donner des incitations pour booster le tourisme qui restera à coup sûr moribond pendant six mois ? A quoi sert une campagne de promotion que l’on sait n’apportera rien ? Comment peut-on faire de la publicité sur une Ile Maurice Covid-free quand nos clients potentiels viendront des pays à haut risque ? Allons-nous accepter le risque d’une vague de contagion importée, ou mettre les touristes en quarantaine, à supposer qu’ils acceptent cela ?

Certes, il faut trouver un moyen financier pour qu’il n’y ait pas de perte d’emplois dans le secteur, mais il ne faut pas faire de la promotion sans aucune visibilité et « throw good money after bad money ». La publicité et les promotions commenceront lorsqu’il y aura des signaux fermes que le marché s’ouvre à nouveau.

Les aides aux petites et moyennes entreprises

On dit aussi que rien n’a été fait pour les petites et moyennes entreprises. Il y a beaucoup qui a été fait, mais cela n’a pas été mentionné dans le discours du budget, le mot PME n’étant pas prononcé spécifiquement. L’obligation des supermarchés d’offrir au moins 10% de produits Made in Moris sur leurs étagères est une incitation. On peut penser, comme moi, que ce pourcentage aurait dû être plus haut. L’imposition d’une teneur d’au mois 30% de valeur ajoutée mauricienne de tout achat du gouvernement est bien une protection des PME. J’espère que cette loi comprendra aussi les travaux d’investissement publics. Enfin, la dépréciation déjà effective de 8% de la roupie vis-à-vis du dollar est un signal fort pour les PME, mais ce n’est pas un langage qu’un ministre peut tenir en public. Les produits importés coûteront désormais 8% plus cher, et aux PME de prendre avantage de cette augmentation des prix à l’importation.

La Solidarity Tax de 25%

C’est là que le bât blesse vraiment. Quand un taux d’imposition devient punitif, il décourage et freine l’effort individuel. Quand un employeur donne Rs 10 000 d’augmentation de salaires à un cadre, il s’attend que le cadre produise plus pour justifier cette augmentation, mais ce sont seulement Rs 6 000 qu’il empoche. Ce genre d’imposition est de nature à encourager des augmentations de salaires en dessous de table et des avantages en nature, sans compter l’exode des cadres dont nous avons grand besoin.

Si nous estimons que nous avons 5 000 personnes à Maurice ayant des salaires de Rs 1 million mensuellement, la taxe de solidarité additionnelle à payer par ces 5 000 contribuables sera de Rs 750 millions. Quand, dans un exercice budgétaire, on ne parle plus de millions, mais de milliards, contrarier toute une frange de la population qui comprend des décideurs dans les entreprises pour un maigre gain de Rs 750 millions est très cher payé.

Et la population ?

C’est la population toute entière qui fera les plus gros sacrifices face au Covid-19, et il faut la saluer. Presque 70% des consommations payées 8% plus cher en raison de la dépréciation de la roupie, c’est dur à soutenir. Les victimes d’une dépréciation ne sont pas sélectives, ni les produits qu’ils consomment. Nous n’avons aucune visibilité comment le commerce mondial va évoluer. Si notre population devait entendre demain qu’il y aurait une inflation additionnelle, importée à cause d’une augmentation de prix, en dollars, sur des marchandises pour des raisons que nous ne pouvons pas prédire aujourd’hui, ce serait un fardeau lourd à supporter. Mais c’est le prix à payer pour redresser notre économie. Nous l’avons fait en deux fois, en 1973 et 1979 en raison des chocs pétroliers où le prix du pétrole avait augmenté de 400%, et notre roupie dévaluée de 20% à chaque fois. Et nous le ferons aussi cette fois, God willing.

Mubarak Sooltangos
Mubarak Sooltangos est consultant et auteur de Business Inside Out (2018).