Par Eric Ng Ping Cheun
Le discours budgétaire de 2024-25 commence par cette citation de l’économiste français Jean Tirole : « L’économie est au service du bien commun ». Le ministre des finances n’explique pas ce qu’il comprend par « bien commun », mais sans doute l’assimile-t-il à l’intérêt général, ce qui relève de la responsabilité exclusive du politique. Ce n’est pas son sens véritable : le bien commun n’est pas un résultat, mais un ensemble de conditions sociales qui favorisent l’épanouissement humain à tous les niveaux (dans l’entreprise, la famille, les associations), et chacun en est responsable.
La référence au prix Nobel d’économie 2014 est fort à propos dans la mesure où le climat occupe une place de choix dans le Budget, une des mesures-phares étant l’introduction d’un Corporate Climate Responsibility Levy qui sera imposé sur les profits des sociétés ayant au moins Rs 50 millions de chiffre d’affaires. L’auteur de Économie du bien commun (2016) préconise de lutter contre le changement climatique comme un problème de bien commun, estimant que les bénéfices de cette lutte sont globaux et lointains, mais que les coûts sont locaux et immédiats. Jean Tirole prône un pilotage directif exercé par le haut (l’État), contrairement à Elinor Ostrom qui croit à l’approche polycentrique et transversale. Pour le prix Nobel d’économie 2009, les petites communautés locales sont capables de gérer leurs ressources sans être victimes de « la tragédie des communs » – l’idée que, pour citer Aristote, « ce qui est commun au plus grand nombre fait l’objet des soins les moins attentifs. L’homme prend le plus grand soin de ce qui lui est propre, il a tendance à négliger ce qui lui est commun. »
Le gouvernement compte dépenser, dans les trois prochaines années fiscales, Rs 7 milliards puisés du Climate and Sustainability Fund qui, faut-il le préciser, est un fonds non pas pour combattre le changement climatique, mais pour atténuer l’impact des phénomènes climatiques (inondations, sécheresses, érosion des plages). Du reste, on peut se demander pourquoi la contribution à ce fonds s’applique indistinctement et uniformément à tous les secteurs économiques, alors que certains sont beaucoup plus affectés que d’autres par les caprices du climat. Bien plus vulnérable que les services bancaires, par exemple, le tourisme aurait dû y contribuer plus, même si ses opérateurs paient déjà une taxe environnementale.
Si l’on veut lutter contre le dérèglement climatique, ce n’est pas en relevant le taux effectif de l’impôt sur les sociétés, mais c’est par une tarification du carbone qui soit appropriée. Une politique économique optimale, telle que formulée par l’économiste hollandais Jan Tinbergen, est celle qui, pour neutraliser une défaillance du marché ou une externalité négative, est conçue spécifiquement à cette fin. Ce qui implique qu’une intervention étatique qui n’est pas focalisée sur un problème bien défini n’est pas justifiée. Afin de favoriser une transition rapide vers des technologies plus propres, une taxe carbone doit être complétée par des subventions ou des incitations à innover dans la bonne direction.
Une stratégie climat fera baisser la production potentielle.
Une telle taxe vise, de surcroît, à décourager la consommation. Mais on sait que le gouvernement actuel a pour politique de pousser les gens à consommer, ce qui contredit sa prétention à considérer le climat comme bien commun. Tout aussi contradictoire est sa politique axée sur la construction tous azimuts : il est un fait qu’une partie des émissions de gaz à effet de serre liées au béton provient de son processus de fabrication, grand consommateur d’énergies fossiles, et des minéraux utilisés.
La consommation est un élément clé de l’analyse économique, dans laquelle la fonction d’utilité représente l’arbitrage entre consommation actuelle et consommation future. La fonction d’utilité aide à déterminer le montant de consommation que le décideur politique serait prêt à sacrifier aujourd’hui pour réaliser plus de valeur demain. Celle d’une politique du climat consiste à définir la somme de consommation à laquelle nous devons renoncer pour esquiver les dommages que le réchauffement climatique causera dans le futur.
Cela dépend de la façon dont nous abordons le problème de l’actualisation (discounting). Lorsqu’on prend une mesure qui a un bénéfice futur, on doit évaluer la valeur actuelle de celui-ci. C’est le cas des décisions en matière climatique, dont les effets ne seront ressentis qu’après plusieurs décennies. Si une roupie dans 50 ans vaut une roupie aujourd’hui (zéro inflation), on sera très motivé à agir vigoureusement maintenant pour éviter des pertes. Mais si la valeur actuelle d’une roupie dans 50 ans est de 8 sous (avec un taux d’actualisation de 5 %), alors il n’y aura aucune motivation. Plus l’inflation est forte, incitant les gens à consommer, plus le taux d’actualisation est élevé…
C’est pourquoi, diront certains, c’est gaspiller de l’argent que d’investir massivement pour un risque lointain et incertain. La politique inflationniste du gouvernement ne peut que les rendre encore plus sceptiques, eux qui doivent se nourrir, se vêtir, se loger, avant de penser aux enjeux climatiques. Cela fait sens économiquement, mais pas moralement, car les générations futures comptent aussi, pas seulement les bénéficiaires de la pension de vieillesse.
À la place de l’obsession quantitative d’une « one-trillion economy », il convient de cibler une croissance économique qui a un moindre impact environnemental. Nos dirigeants devront alors accepter une croissance modérée mais plus qualitative, au risque d’accentuer la pauvreté et les inégalités. Qu’on ne s’y trompe pas : une stratégie climat fera baisser la production potentielle parce que du capital matériel (équipements, bâtiments), immatériel (technologies) et humain (qualifications) sera dévalorisé. La substitution du capital aux énergies fossiles exige d’énormes investissements dans des technologies fiables ; il faut améliorer l’efficacité énergétique ; et les consommations énergivores doivent être freinées par des efforts de sobriété. Ainsi sera la transition climatique : elle entraînera plus d’endettement, plus d’inflation, plus de chômage.
L’emploi, le pouvoir d’achat, est aussi un bien commun. Les humains ne se reconnaissent pas dans un seul bien commun. Il existe des biens communs parce que les individus n’ont pas la même vision du bien. Car ils n’ont pas les mêmes intérêts qui, d’ailleurs, peuvent changer selon le climat social.
L’illusion démocratique
Électoraliste est le dernier budget du gouvernement actuel avant la dissolution de l’Assemblée nationale. Les partis de l’opposition y répondront par des manifestes électoraux tout aussi teintés de populisme. Les cyniques trouveront tout à fait normale cette guerre de surenchères politiques, mais n’est-ce pas là se désespérer de la démocratie dite représentative ? Si celle-ci consiste essentiellement pour les hommes et les femmes politiques à conquérir ou à conserver le pouvoir, alors elle ne peut pas être une vraie démocratie économique, celle qui donne à chacun des consommateurs et des producteurs le pouvoir de participer au plébiscite quotidien du marché.
Le secteur privé, celui représenté par Business Mauritius, ne se soucie guère des mesures ou propositions anti-économiques qui imprègnent tout le spectre politique. Du moment qu’elles n’affectent pas directement son entreprise, l’homme d’affaires ne regarde que ses propres intérêts, pas ceux de l’économie nationale. Il aura beau prétendre ne pas être intéressé par la politique – une manière d’afficher une certaine neutralité en public – mais la politique s’intéresse à lui, dans la mesure où tout ce que fait le gouvernement a un effet sur l’activité économique. Nul ne peut ignorer la politique, car ni l’économie ni l’entreprise n’évoluent dans un vacuum.
Interrogé par l’express sur l’impact de l’incertitude entourant la date des élections générales, Business Mauritius se veut « rassurant », car « pour le secteur privé, les priorités se font sur le long terme ». On aimerait bien connaître ce « long terme » qui animerait tant le patronat. Peut-il affirmer que les cinq budgets nationaux de la présente législature sont orientés vers le long terme? Depuis dix ans, on nous a rabattu les oreilles avec l’économie bleue, la sécurité alimentaire et les ressources renouvelables, mais leur concrétisation en secteur économique, comme soeur Anne, on ne la voit point venir… C’est que le court-termisme a toujours prévalu chez nos dirigeants, rendus myopes par les plus-values immobilières.
Si l’organisation patronale se montre indifférente à une échéance électorale à Maurice, en revanche elle se dit interpelée par les élections à l’étranger. Drôle de raisonnement qui trahit une certaine conception de notre classe politique (les protagonistes seraient tous les mêmes, donc interchangeables), mais aussi l’idée que le marché domestique ne mérite pas la même considération que l’exportation. C’est dire qu’il est plus facile de s’approprier l’État ici qu’ailleurs…
Ce qu’on qualifie aujourd’hui de « state capture », Adam Smith le dénonçait dès 1776 lorsqu’il pointait du doigt les relations privilégiées entre le monde des affaires et le gouvernement. L’économie de la politique apparaissait déjà en filigrane, mais il revenait à James Buchanan et Gordon Tullock de la conceptualiser dans The Calculus of Consent (1962), donnant naissance à la Public Choice School, qui consiste à analyser les décisions politiques par les outils de l’analyse économique.
Ainsi, le politicien est vu comme un producteur qui fait des offres (régulations, prébendes) aux demandes de l’électeur-consommateur. C’est un marché politique où la force motrice est le vote, analogue au profit sur le marché des biens et services. À la différence que les choix économiques sont libres et volontaires tandis que les choix politiques sont coercitifs.
Les bureaucrates y trouvent aussi leurs intérêts spécifiques, du côté de l’offre politique : obtenir une meilleure position, plus de pouvoir, plus de fonds. S’ils s’efforcent de maximiser leur budget, c’est pour avoir un pouvoir de négociation sur les dirigeants politiques. Ils ont plus de connaissances qu’eux (asymétrie d’information) et peuvent leur nuire par des fuites d’informations confidentielles.
Les hommes d’affaires ne sont pas en reste, du côté de la demande. En petits groupes de pression capables d’influencer les élections, ils exigent subventions, exemptions fiscales et protections tarifaires ou réglementaires, autant de rentes économiques qui sont l’équivalent d’un surplus de monopole. Les bénéfices sont concentrés, mais les coûts sont dispersés sur la population, d’où il est facile au secteur public de dépenser, laissant filer une dette qui a atteint Rs 525 milliards.
Une plateforme pour les lobbyistes, l’État croît avec eux.
Ces transferts de richesse aux chercheurs de rente sont des coûts pour les contribuables et les consommateurs, mais pas assez élevés pour que ces derniers se regroupent et s’y opposent. Les citoyens se réfugient dans ce que l’économiste Anthony Downs (1957) appelle « l’ignorance rationnelle », à savoir que c’est du temps perdu pour un électeur de vouloir contrôler le pouvoir, sachant qu’une voix sur un million de votants ne fera pas la différence. Alors que les lobbies sont bruyants, politiquement bien organisés et bien informés, les gens ordinaires (la majorité silencieuse) ne le sont pas. Une plateforme pour les lobbyistes, l’État croît avec eux, ce qui entraîne une perte pour l’économie en termes de gaspillage d’argent, de temps, d’effort et de talent.
Le meilleur manifeste électoral sera un programme passe-partout, soit un ensemble de mesures ou de propositions qui plaisent à différentes catégories d’électeurs. Il visera ce que l’économiste Duncan Black (1948) nomme « l’électeur médian », c’est-à-dire la masse des électeurs qui se trouvent au centre. Afficher des idées clivantes, plus tranchées, réduit les chances de gagner les élections.
En bon opportuniste, l’électeur s’alignera sur le candidat qui lui promettra le plus de largesses, sans égard aux conséquences que sont l’inflation, le chômage, la dépréciation monétaire et la double insoutenabilité de la dette publique et du déficit extérieur. Il croit au dîner gratuit, ayant le risque, la discipline, la rigueur et l’esprit de réforme en aversion. L’électeur rationnel est un mythe: il vote pour son intérêt personnel, et non selon ce qu’il a prêché pour le pays dans les médias et sur les réseaux sociaux entre deux élections. Tel est le miracle de l’isoloir : l’intérêt général ne sort pas des urnes. Et c’est ainsi que les démocraties choisissent de mauvaises politiques, nous bernant dans une illusion collective.
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