Par Eric Ng Ping Cheun

Elle enchante de plus en plus les Mauriciens, la fable de l’État qui pourvoit à tout. Qu’importe si les chèques sans provision du gouvernement d’aujourd’hui sont des impôts de demain. Les gouvernants ne vont pas en prison pour cela – le privilège de l’impunité – à moins qu’on introduise une loi sur la responsabilité fiscale pour les punir.

Largesses de l’État distribuées à tous du berceau au tombeau, pension de vieillesse sur une base universelle, aides publiques aux entreprises, réajustement des revenus des salariés tous les six mois, hausse conséquente du salaire minimum national… Le gouvernement est là pour dépenser sans compter, et sans effort de la population. Et des hypocrites s’étonnent ensuite que Maurice s’enfonce dans l’endettement et l’inflation.

Ayant excessivement créé de la monnaie pendant le Covid, le gouvernement se retrouve maintenant piégé par l’inflation, n’ayant plus l’excuse du prix pétrolier, du fret ou des perturbations d’approvisionnement. L’inflation étant sa meilleure amie, il peut maintenir ses politiques inflationnistes en surfant sur la mollesse des institutions publiques, sur l’obséquiosité des organisations patronales et sur la surenchère des partis de l’opposition. Plus ces derniers promettent monts et merveilles, plus il les prend de vitesse pour s’octroyer la paternité de leurs propositions et les faire taire.

À ce petit jeu pervers, l’économie mauricienne fonce tout droit dans le mur et risque de se retrouver, comme à la fin des années 70, sous la tutelle du Fonds monétaire international. C’est d’ailleurs un mauvais signe que les consultations du FMI au titre de l’article IV n’ont pas eu lieu à Maurice cette année. De plus, les investisseurs sont préoccupés par le fait que la dernière mise à jour mensuelle du bilan de la Banque de Maurice remonte à août 2023.

C’est en janvier que le salaire minimum de Rs 15 000 entrera en vigueur, mais c’est sur ce montant qu’est calculée la compensation salariale de Rs 1 500, alors même que le calcul est fait d’habitude sur le salaire de décembre. Comprenne qui pourra ! Le ministre des finances voit dans cette hausse de 43 % du salaire minimum (de Rs 11 575 à Rs 16 500) « un investissement ». On aimerait bien connaître le nom de cette nouvelle théorie économique que donner de l’argent pour consommer, c’est investir.

C’est une folie qui témoigne, au mieux d’un gouvernement désespéré, au pire d’une politique de la terre brûlée, dans la perspective des prochaines élections générales. Que voulez-vous, nous sommes à Maurice. Même les faiseurs d’opinion soutiennent peu ou prou toute proposition d’augmentation salariale, ne serait-ce que pour montrer une compassion superficielle. On sent bien ce consensus délétère dans la sphère politico-médiatique, suivant ce que Julien Benda appelle « la trahison des clercs » qui, selon lui, tombent toujours du côté de la facilité.

Le dindon de la farce est évidemment Statistics Mauritius. Face à un taux d’inflation de 10,8 % en 2022, la compensation salariale était de Rs 1 000. Elle est double cette fois avec une inflation moindre, de 7,1 % pour 2023. De quoi jeter du discrédit sur les statistiques officielles.

Que l’inflation soit élevée ou non, que la roupie se déprécie ou pas, c’est la production qui dicte le niveau salarial.

Le pire est toujours à venir : la course effrénée des salaires ne s’arrêtera pas en si bon chemin. Le relèvement des salaires entraînera l’emballement de l’inflation dans les mois à venir. Plus il y a de l’inflation, plus on augmentera les salaires, et plus les prix repartiront à la hausse, et ainsi de suite dans un enchaînement sans fin. C’est un cercle vicieux qui mène le pays au bord de la banqueroute, et qui ne peut être brisé que par un gouvernement acceptant d’être impopulaire.

Il ne fait pas de sens de concevoir le salaire par rapport à l’inflation, encore moins au regard de la dépréciation de la roupie (qui est déjà prise en compte dans le calcul de l’inflation). Le salaire, tous les économistes du travail vous le diront, est plutôt une fonction de la production, d’où la notion de la capacité de payer dans toute augmentation salariale. Sans la production, il n’y a pas de salaire. Que l’inflation soit élevée ou non, que la roupie se déprécie ou pas, c’est la production qui dicte le niveau salarial.

C’est pourquoi les nombreuses entreprises qui sont peu profitables passeront la hausse du coût salarial aux consommateurs, ou procéderont à des licenciements. Même Paul Krugman, le prix Nobel d’économie qui inspire Maurice Stratégie, en convient : « So what are the effects of increasing minimum wages? Any student can tell you the answer: the higher wage reduces the quantity of labor demanded, and hence leads to unemployment. »

Les jeunes sans qualification ou sans expérience auront du mal à trouver de l’emploi. Les employeurs vont geler les recrutements, les promotions et les augmentations internes, n’ayant plus confiance dans la politique économique. Ils vont accélérer l’automatisation de leur production, substituant le capital au travail, devenu trop coûteux. Même augmentés, les salariés couperont dans les dépenses sur les produits qui deviennent plus chers. Au final donc, la hausse généralisée des salaires ne stimulera pas vraiment le volume global de la consommation, moteur de la croissance économique.

Toute firme doit avoir sa propre politique salariale qui correspond à sa situation financière, à l’abri des interventions de l’État. C’est ce que ne comprennent pas nos dirigeants politiques qui ne savent pas comment une entreprise survit, n’ayant jamais créé un seul emploi dans leur vie. Notre Assemblée nationale est d’ailleurs composée de nombreux avocats, médecins et experts-comptables, mais très peu d’entrepreneurs. Des syndicalistes pyromanes proposent même de « surtaxer les riches », comme si cela suffisait à assurer la sécurité alimentaire de toute la population.

Comme le concluait si bien Aon Investment Consulting dans ses commentaires sur le budget 2023-2024, « more promises will be made on the eve of the general elections, only to be broken after the victors have been announced ». Tôt ou tard, nos gouvernants seront confrontés à la dure réalité économique et finiront par se déjuger devant le peuple en reniant leurs promesses. Ce sera leur seule condamnation.

Le mensonge de la désinflation

C’est Mark Twain qui attribua cette phrase au premier ministre Benjamin Disraeli : « lies, damned lies, and statistics ». Les statistiques mentent parce que les données du monde physique n’ont pas de signification sans la dimension de valeur. La valeur de n’importe quel produit n’est pas reflétée dans les statistiques, car elle est subjective, étant la satisfaction personnelle de celui qui l’utilise. Ainsi, la science économique ne relève pas de la statistique, qui ignore la réalité de l’économie et des inégalités, mais elle porte sur l’action humaine.

DésinflationNous avons pourtant besoin de bonnes statistiques. Dans un discours prononcé le 14 décembre 2006, Rama Sithanen, alors ministre des finances, postulait que « good statistical information provides a basis for good policies and decision-making », que « the private sector needs credible and transparent statistical information as a basis for assessing business opportunities, risks and prospects », et que « the importance of statistical information to society is such that we must ensure that it is impartial, transparent and credible and that the population has faith in it ».

C’est là le hic. Les statistiques officielles ne sont d’aucune utilité si elles ne sont pas fiables et dignes de foi. Dans son dernier rapport sur Maurice, publié en juillet 2022, le Fonds monétaire international écrit que « it is important to safeguard statistical independence of Statistics Mauritius in its estimations of economic developments and outlook ». Or ce n’est pas avec un directeur à titre intérimaire que l’institut des statistiques peut exercer son indépendance vis-à-vis de son ministère de tutelle.

Reste que l’enjeu n’est pas les statistiques, mais c’est de savoir si la production économique rend les consommateurs mieux lotis. On prétend que l’économie mauricienne est « résiliente » parce qu’une statistique, en l’occurrence le produit intérieur brut (PIB), pointe dans cette direction. Ce qui compte cependant, ce n’est pas que « plus » a été produit, mais que la production nationale (l’offre) s’aligne sur ce que veulent les consommateurs. Sinon, elle n’est pas réellement valable. Ce qui semble être le cas, les Mauriciens étant davantage préoccupés par l’alimentation que par les infrastructures.

C’est pourquoi l’inflation est le grand problème de la population. Officiellement, et l’inflation en moyenne annuelle et l’inflation sur un an sont en recul, à 7,7% et 4,0% respectivement en novembre. Le pays n’est pas en déflation (baisse générale des prix), néanmoins peut-on affirmer qu’il est dans une situation de désinflation (hausse de plus en plus faible des prix) ?

Il est encore trop tôt de le penser, car on ne saurait évaluer l’évolution des prix sur une période de quelques mois seulement. D’après les calculs d’Aon Investment Consulting, le taux d’inflation annualisé des trois dernières années s’élève à 7,5%, un taux bien nuisible à l’économie. Au demeurant, comme le gouvernement donne une compensation salariale supérieure au taux d’inflation officiel, il admet ainsi que l’inflation est en réalité plus forte que ce que nous disent les statistiques officielles. Qui croira à la désinflation ? À quoi sert de calculer un taux d’inflation ?

Une telle compensation pénalisera évidemment les entreprises, mais c’est un autre débat. Ce qu’il faut faire ressortir, c’est que les statistiques ne traduisent pas la réalité inflationniste. L’indice des prix à la consommation (CPI) n’est qu’une construction statistique, qui est forcément arbitraire.

S’il faut donner un sens au CPI, il convient de distinguer niveau et variation. Une baisse de l’inflation ne signifie pas que les prix ont diminué, mais qu’ils ont augmenté moins fortement. Les hausses antérieures des prix n’ont pas disparu : de 106,3 en novembre 2020, le CPI est passé à 131,9 en novembre 2023, soit une hausse de 24% en 3 ans. Au lieu de se focaliser sur la variation des prix, il faut regarder le niveau des prix. L’inflation ne sera vaincue que lorsque toutes les augmentations du CPI auront été renversées. Autrement, maintenir intact le taux d’intérêt en attendant une réduction du taux d’inflation, due à un effet de base statistique, ce n’est pas une victoire sur l’inflation, mais c’est une défaite pour le pouvoir d’achat.

La manipulation déflationniste de la monnaie par la banque centrale est aussi destructrice que son instrumentalisation inflationniste.

Par ailleurs, la perception précède la réalité. L’inflation est fermement influencée par les anticipations des gens. Si vous pensez que les prix vont vite grimper, vous achèterez maintenant, ce qui fera encore accélérer les prix. Si vous anticipez une baisse des prix, vous différerez vos dépenses de consommation. Donc, les perceptions de l’inflation comptent, et elles sont entraînées par celles de l’offre et de la demande.

Faire apprécier artificiellement la monnaie locale, ce que s’efforce de faire la Banque de Maurice, n’aidera en rien l’économie réelle. Forcer ainsi une réduction des prix ne pourra jamais réparer le dommage causé précédemment par l’inflation. C’est comme si un chauffard, ayant renversé mortellement un piéton, cherchait à lui redonner vie en faisant marche arrière sur lui ! La manipulation déflationniste de la monnaie par la banque centrale est aussi destructrice que son instrumentalisation inflationniste.

Ici, l’inflation est causée par une croissance monétaire excessive. Le bilan de la Banque Maurice représente deux tiers du PIB, alors que c’est un tiers pour celui de la Fed. Malgré tout, contrairement aux apparences, notre politique monétaire demeure très accommodante, le taux de rendement pondéré des obligations d’État ayant retombé sous les 4% depuis juillet dernier, et le taux de rémunération pondéré des dépôts étant de 2,5%. Ainsi, le taux d’intérêt réel, qui définit le pouvoir d’achat de la monnaie, reste largement négatif.

Cela est inacceptable. Mais il faudra bien renflouer le Consolidated Fund avec l’impôt d’inflation pour financer la pension de vieillesse, et les prix des terres doivent monter afin de rentabiliser la Mauritius Investment Corporation. C’est dire que la désinflation est la pire ennemie du gouvernement.

Eric Ng Ping Cheun
Eric Ng Ping Cheun vient de publier Un malade imaginaire (2023), en vente chez Bookcourt, Librairie Le Cygne et Librairie Petrusmok.