Par Eric Ng Ping Cheun

Relativement inoffensifs à leurs débuts, les réseaux sociaux étaient une nouvelle étape dans le développement technologique – du service postal aux textos, en passant par le téléphone et le courrier électronique –, aidant les gens à avoir des connexions sociales. Mais, au fur et à mesure que la parole s’est libérée, ces plateformes techno-démocratiques ont distendu les relations sociales, voire favorisé la désocialisation. Elles sont devenues une parlotte où l’on se met en scène à la recherche d’une célébrité numérique, sinon une foire d’empoigne où, dans l’anonymat, on agresse, humilie et condamne publiquement, souvent injustement sous une avalanche de commentaires haineux.

Le volume de l’indignation en ligne choque par sa violence. De plus, l’intelligence artificielle permet une diffusion illimitée d’infox perçues comme crédibles, et elle élève de mauvaises idées au rang de politique officielle. Or, puisque l’excès nuit, l’intensification de la dynamique virale est en passe de constituer le talon d’Achille de la démocratie, de la liberté d’expression elle-même. Et vu que la multiplication des lynchages numériques n’épargne pas la sphère économique, l’omniprésence des réseaux sociaux à viralité accrue doit interpeller les économistes.

Ni nuances ni débats

Les réseaux sociaux sont des vecteurs de liberté, comme on l’a vu lors des Printemps arabes, et maintenant avec la guerre en Ukraine. Ils contribuent au renforcement de la démocratie en ce qu’ils donnent la parole au simple commun des mortels, et qu’ils permettent de tenir plus facilement les puissants responsables de leurs méfaits.

Toutefois, en instaurant un tribunal du peuple, une justice populaire, les réseaux sociaux sont aussi des sources d’injustice (présomption de culpabilité), ou de dénis de justice (autorité judiciaire débordée et trop lente). Comme à l’époque des guerres de religion, on est revenu à une forme d’intolérance que justifierait la grandeur de la cause qu’on défend. On pratique la censure préventive, qui décide de ce qui peut être dit ou non en public, ou plutôt le relativisme absolu – toutes les opinions se valent –, inspiré par la fameuse thèse de Nietzsche selon laquelle « il n’y a pas de faits, seulement des interprétations ». Ce qui déconstruit l’idée même de vérité.

Ainsi, il n’y a pas de nuances ni de débats. Comme l’écrit Jean Birnbaum dans Le courage de la nuance (2021), « les réseaux sociaux sont devenus une arène où le débat est remplacé par le combat », soit « un champ de bataille où tous les coups sont permis. Partout de féroces prêcheurs préfèrent attiser les haines plutôt qu’éclairer les esprits. » À la place d’une discussion féconde, l’outrance le dispute à la démagogie. Chacun est assigné, malgré lui, à un camp idéologique ou à un bord politique, comme pour mieux se faire accuser de « faire le jeu de ». On peut pourtant critiquer des idées sans être obligé de se détester, sans avoir à ramener celles-ci à des intérêts inavouables.

Ceux écharpés sur les réseaux sociaux vivent en fait dans une bulle et se hurlent dessus, chacun affichant sa loyauté tribale pour faire régner sa loi, comme au Far West, sans que les justiciers soient comptables de quoi que ce soit. Être en ligne ne rend pas les gens plus hostiles, mais permet à une petite poignée de connards de canarder un plus grand nombre de personnes intellectuellement honnêtes, qui finissent alors par s’autocensurer ou par déserter le forum. L’insulte, l’injure ou la moquerie ne tuent pas mais réduisent au silence les gens qui ont des idées intéressantes à partager. C’est ainsi que la démocratie devient vulnérable à la trivialité et à la frivolité, sinon aux propos extrêmes qui, amplifiés par les algorithmes, accentuent la polarisation politique ou identitaire.

La liberté d’expression a pour essence de générer une croissance de la connaissance et de limiter des dérives tyranniques.

Le miroir déformant et grimaçant des réseaux sociaux viralisés jette des reflets sur l’économie. Il est très difficile d’enclencher des réformes économiques lorsque chaque décision gouvernementale fait l’objet de contestation dans la blogosphère. Quand l’opposition donne de la voix aux plateformes médiatiques numériques qui alimentent le populisme, le gouvernement ne prend pas des mesures impopulaires mais indispensables au redressement de l’économie. En participant à la subversion de l’autorité et à l’érosion de la confiance en les institutions, le pouvoir techno-démocratique ne fait que dilapider le capital social de l’économie. En se focalisant sur l’égalité des résultats, et non celle des droits, les militants radicaux n’ont cure de la propriété privée. Bref, les réseaux sociaux instillent une peur chronique chez les dirigeants touchés par la stupidité structurelle.

Le vrai, le faux et le biais

Ce processus d’abêtissement, gouverné par une dynamique de foule, conduit à une société qui ignore le contexte, la proportionnalité et la vérité. Tout propos doit être contextualisé : on ne condamne pas quelqu’un qui aime Kill Bill en parlant du film ; mais qu’un meneur de foule crie « Kill Bill » en direction d’un homme s’appelant Bill est certainement condamnable. Toute condamnation, comme toute loi, doit être proportionnelle à la faute commise. Et toute réflexion doit tendre vers l’objectivité du vrai, à l’abri du biais de confirmation, soit la tendance humaine à ne rechercher que ce qui confirme nos croyances.

La meilleure façon de lutter contre ce biais, c’est d’interagir avec ceux qui ne partagent pas vos convictions, qui vous confrontent à des arguments contraires. Dans On Liberty (1859), John Stuart Mill nous exhortait à écouter des opinions contradictoires, car « he who knows only his own side of the case, knows little of that ». Vous devenez plus intelligent avec des gens qui ne pensent pas comme vous. En revanche, on se rend stupide en cherchant à intimider ou à faire taire ses contradicteurs. Les accepter en face de soi et débattre avec eux, c’est défendre la liberté d’expression.

Certes, des idées fausses circulent sur la Toile, mais ce n’est pas à un régulateur, à une autorité ou au pouvoir politique de décider le vrai et le faux. Au XIXe siècle, les idées de Darwin étaient jugées fausses, offensantes et dangereuses, mais on reconnaît aujourd’hui leur valeur scientifique. En pleine épidémie de Covid-19, beaucoup avaient cru aux bienfaits de l’hydroxychloroquine, mais qui se sont révélés faux. De même, « l’inflation transitoire » tant claironnée par les banquiers centraux l’année dernière ne s’est pas avérée. Le débat scientifique a fait son oeuvre, et le temps est le meilleur allié de la vérité.

Si le propre de la démocratie est que tout peut être discuté, elle n’est pas la loi du plus agressif.

La liberté d’expression a pour essence de générer une croissance de la connaissance et de limiter des dérives tyranniques. Une restriction de la liberté d’expression doit être évaluée à l’aune de ces deux critères fondamentaux. Elle est légitime dans de très rares cas tels que la loi contre l’incitation au meurtre et celle contre le racisme. D’ailleurs, ces interdits n’empêchent pas la découverte de la vérité, qui est à la base de l’innovation et donc au service du progrès.

Passions indisciplinées

Reste que l’expression de la liberté sans aucun encadrement devient liberticide, comme l’a si bien expliqué Thomas Hobbes dans Le Léviathan (1651). La rationalité ne l’emporte pas toujours sur un marché de l’information dérégulé et déréglé par les réseaux sociaux. Maintenant que la technologie a rendu tout tellement plus rapide et multidirectionnel, le monde ne reviendra jamais à la situation prévalant avant l’âge du numérique.

Pour apprendre les citoyens à se dépatouiller de ce capharnaüm, il convient de réguler les réseaux sociaux afin qu’ils deviennent socialement moins corrosifs. Il ne s’agit pas d’imposer une restriction des contenus publiés par les internautes, mais de limiter leur portée, de circonscrire leur influence, de ralentir leur diffusion, de réduire leur toxicité. Les individus cèdent à des penchants lâches et antisociaux quand ils ne courent pas le risque d’être discrédités grâce à un nom d’emprunt. Une vérification de l’identité de l’utilisateur devrait être une condition préalable de l’accès à une plateforme (ce qui éliminerait les petits robots numériques et les faux comptes), de la même manière que les banques ne peuvent pas traiter avec des anonymes, mais doivent suivre la règle de « Know Your Client ». Les réseaux sociaux doivent être tenus à la même discipline.

Parallèlement, il faut renforcer la capacité des institutions démocratiques à dissoudre le mortier de la haine et de la méfiance. En rédigeant la Constitution américaine, James Madison voulait protéger le peuple contre « la faiblesse des passions indisciplinées ». Si le propre de la démocratie est que tout peut être discuté, elle n’est pas la loi du plus agressif. Elle ne survivra pas si ses citoyens craignent d’exprimer leurs désaccords sur la place publique. Le pouvoir doit être uniquement démocratique.

Eric Ng Ping Cheun
Eric Ng Ping Cheun est l’auteur de Maurice la cigale (2019), en vente chez Bookcourt, Editions Le Printemps, Editions de l’Océan Indien, Librairie Petrusmok, Librairie Le Cygne et Librairie Le Trèfle.