Par Eric Ng Ping Cheun

Un économiste venu de la planète Mars se demanderait si l’île Maurice serait un pays communiste. Notant les nombreuses gratuités gouvernementales, il se mettrait à écrire une thèse sur l’économie de la gratuité en prenant appui sur l’exemple mauricien. Promesse de prêts logement sans intérêt aux 18 à 35 ans, accès gratuit à l’internet mobile pour les 18 à 25 ans, allocations scolaires aux enfants de 3 à 10 ans, subvention totale des frais d’examens du SC et du HSC, distribution de matériels scolaires, prestations de maternité et transport gratuit pour étudiants et retraités : toutes ces prébendes sont rendues possibles grâce à l’argent… gratuit provenant de la pure création monétaire (money printing).

De tels « cadeaux » sous-tendent l’idée que l’argent serait le seul déterminant du choix des électeurs. Les véritables intentions de ces cadeaux sont dissimulées sous le voile de la gratuité. Ils sont assortis de conditions implicites, la principale étant de voter pour le gouvernement sortant qui n’est pas sans reproche. Ils ne sont donc pas tout à fait gratuits.

Du reste, en économie, il n’y a pas de repas gratuit. Les gratuités ne peuvent être financées que par un alourdissement fiscal. Même si c’est par émission monétaire ou par le crédit facile, il faudra bien les payer par l’inflation qui en résulte. L’inflation monétaire, à son tour, accroît les risques d’instabilité du secteur bancaire et entraîne la dépréciation de la roupie qui renchérit les produits importés. Ainsi, la consommation réelle (en volume) se voit pénalisée par la hausse des prix, tout comme la production par l’augmentation des coûts des entreprises et des taxes : la croissance économique en pâtit.

Ces phénomènes économiques, qui peuvent être chiffrés, sont réversibles. Ce qui l’est moins, c’est l’esprit d’assistanat qu’on encourage à la place de l’esprit d’entreprise et de réforme. La culture de la facilité et du moindre effort s’est substituée à l’éthique du travail et de l’épargne, étant un phénomène psychologique qui a des effets pernicieux sur l’économie du pays, sur sa productivité et sur sa compétitivité. Maurice la cigale se trouvera fort dépourvue quand viendra la bise après les élections générales.

La gratuité et le marché sont étroitement imbriqués.

On attend tout de l’État, rien de soi-même, et les politiciens nous incitent à penser que le gouvernement nous doit tout. C’est là que le bât blesse. Dans un monde où les revendications sont illimitées, rien ne peut être gratuit, tout nous appartient. Or notre Constitution garantit la propriété privée, système anticommuniste, qui limite les droits et les devoirs que les uns ont envers les autres.

Ce qui est gratuit, c’est sur quoi nous n’avons aucun droit : nous pouvons disposer de l’oxygène dans l’air parce que personne n’a de droit opposable à une autre personne sur celui-ci. Si nous avons droit à une chose, c’est qu’elle est déjà à nous, ou que nous l’avons payée.

Dans cette optique, les économistes néo-classiques postulent que les biens qui ne sont pas exprimés en monnaie sont gratuits. Pour eux, l’homo economicus maximise une seule variable, l’utilité, soit le profit monétaire. S’il donne un cadeau, c’est toujours par intérêt : il n’y a pas de véritable don. S’appuyant sur le postulat d’équivalence d’Aristote, selon lequel un échange juste est un échange de valeurs égales, le théorème d’Arrow-Debreu axé sur les marchés complets suppose que chaque bien fourni aux autres soit adéquatement rémunéré, faute de quoi il est considéré comme un don volontaire. Dans lequel cas, on crie à la « défaillance du marché », et on fait appel à l’intervention de l’État pour taxer certains et subventionner les autres.

Ainsi, cette approche (l’économie du bien-être) fait croire que seul l’État est capable d’altruisme, de donner des bénéfices gratuits à la population, et que, pour cela, il doit favoriser plus de dépenses publiques et de baisses du taux d’intérêt afin de créer la croissance nécessaire au financement de ces gratuités. C’est l’exact contraire de ce qui se passe dans le monde réel de l’économie : les politiques fiscales et monétaires expansionnistes relancent l’inflation davantage qu’elles ne soutiennent la production nationale, ce qui provoque encore plus de revendications sociales…

La générosité s’épanouit plutôt dans une économie libre, vu que la croissance économique est le fruit de moins d’État : c’est par la prospérité qu’une société a les moyens d’être généreuse. Il est aussi un fait que le marché va de pair avec l’altruisme, moyennant qu’on comprenne l’économie comme relevant de la logique de l’action humaine, et non de la maximisation de revenus.

L’homme n’agit pas que pour avoir de l’argent. Ce n’est pas son seul souci : il poursuit divers objectifs qui ne sauraient se résumer à un unique but, l’utilité maximale. Les gens ne désirent pas obtenir un maximum d’argent, mais un montant approprié d’argent avec un nombre adéquat de biens non matériels, afin de satisfaire leurs besoins et ceux des autres. L’argent n’est pas le dénominateur commun des différents biens, car des externalités positives (bénéfices secondaires) émergent des rouages du marché sans la nécessité d’une intervention étatique : le temps, l’attention et l’affection, qui sont des biens gratuits, sont également décisifs. Qui n’aimerait pas voir grandir ses petits-enfants plutôt que de bénéficier d’une pension de vieillesse généreuse de l’État ?

Le meilleur moyen d’assurer sa retraite est d’épargner pour l’avenir. L’épargnant qui constitue un patrimoine le transférera gratuitement à ses héritiers. Au niveau national, si une hausse de l’épargne tend à faire baisser le taux d’intérêt et, par conséquent, le rendement moyen des projets d’investissement, néanmoins elle incite à investir, notamment dans le progrès technique. Les revenus générés par ceux-ci diminuent certes, mais cela réduit le coût d’opportunité des dons. Plus d’investissement engendre plus de biens gratuits dans le processus de marché.

C’est dire que la gratuité est indissociable de l’économie de marché. Hélas, les dirigeants qui ne jurent que par la consommation, même s’ils viennent de Vénus, se croient sortis de la cuisse de Jupiter.

La pertinence de l’économiste

Seriez-vous confiants en la profession médicale si les écoles de médecine avaient très peu d’expérience dans le traitement des malades et très peu de contacts avec les praticiens du métier ? Auriez-vous plus de confiance si la recherche médicale ne s’intéressait pas aux questions que se posent les médecins sur leurs patients ? C’est à peu près la même description qu’on fait de la profession des économistes. Ils sont si cloisonnés entre eux – les académiciens, les conseillers d’entreprise et les analystes des politiques publiques – qu’on se demande quelle est la pertinence de l’économiste dans une économie insulaire comme Maurice.

Eric Ng Ping Cheun John Maynard Keynes (Essays in Persuasion, 1931) s’attendait à voir les économistes devenir des « humble, competent people on a level with dentists ». Humbles et compétents dans leur domaine de spécialisation, les économistes universitaires à Maurice peuvent être ces dentistes dont le travail n’est pas de faire de la prévision, mais de résoudre des problèmes. Certes, ils ne donnent pas toujours des solutions concrètes, mais on déplore surtout leur manque d’indépendance d’esprit vis-à-vis du pouvoir politique. Préférant courir derrière des études payantes, ils s’expriment très peu en public sur les sujets d’actualité, contrairement à un Paul Krugman, professeur engagé, qui prend même des positions politiques.

La prévision, c’est pour les économistes d’entreprise, vus comme des météorologues. C’est ce que pensent la plupart des patrons, note John Kay dans The Business of Economics (1996). L’entreprise étant dictée par le profit, ses économistes sont appelés à interpréter les données statistiques (si elles sont fiables et fournies à temps) et à évaluer l’impact des politiques publiques sur le compte de résultat. Ils aident à la décision, ils ne décident pas. Ils agissent en tant que conseillers stratégiques, conscients de l’incertitude du futur.

Hélas, rares sont les firmes mauriciennes qui y croient, où il est beaucoup plus facile de rencontrer un comptable qu’un économiste. Elles préfèrent consacrer un budget à un département de communication plutôt qu’à une équipe d’économistes. C’est qu’elles les considèrent comme des macroéconomistes.

Mais justement, la science économique traite de l’interdépendance de tous les phénomènes de l’action humaine. On ne peut pas saisir les problèmes économiques si l’on aborde un secteur de production séparément. C’est impossible d’étudier les salaires sans analyser les prix, les crédits, les taux d’intérêt et les taux de change. Il n’existe pas une « économie du travail » ou une « économie de l’agriculture » : il n’y a qu’un ensemble cohérent de l’économie.

C’est cette vision qu’on attend des économistes du secteur public, qui estiment néanmoins que c’est une discipline pratique pour régler des problèmes. Pour Esther Duflo, prix Nobel d’économie 2019, « economists are more like plumbers; we solve problems with a combination of intuition grounded in science, some guesswork aided by experience, and a bunch of pure trial and error » (Good Economics for Hard Times, 2019). Les plombiers que sont les économistes doivent savoir bricoler avec le système de tuyauterie qu’est l’économie dès que les fuites ou les blocages deviennent visibles.

Toutefois, l’économie n’est pas un système fermé : il n’existe pas de tuyaux précis. Lorsqu’on parle de « chaînes d’approvisionnement », c’est seulement une métaphore utile. Ni expérimentale ni empirique, l’économie est un système ouvert et complexe, dans lequel des millions de désirs individuels sont répartis dans le temps et dans l’espace, et auxquels répondent des milliers d’entrepreneurs par un raisonnement logique. Ces informations étant éclatées et dispersées, l’économiste ne peut être ni plombier, ni dentiste, ni météorologue : il ne saurait prétendre posséder un savoir qui n’est accessible à personne. Comme l’écrit Friedrich Hayek (The Fatal Conceit, 1988), « the curious task of economics is to demonstrate to men how little they really know about what they imagine they can design ».

Ni expérimentale ni empirique, l’économie est un système ouvert et complexe.

C’est un point de vue libéral que très peu d’économistes oseraient épouser dans une économie insulaire. Car les gens aiment avoir des réponses définitives à leurs questions, et des solutions claires aux problèmes. Ce qu’ils attendent des économistes est au-delà du pouvoir du commun des mortels. Il est vrai que les économistes se laissent prendre à leur propre jeu en se hasardant à des prévisions pour répondre aux journalistes. Mais, quand éclate une crise économique ou financière, comme celle de 2008, ils deviennent des boucs-émissaires pour ne l’avoir pas prévue. En fait, on ne prête une oreille attentive qu’aux économistes qui confirment nos croyances ou nos convictions (biais cognitif), pas à ceux qui disent la vérité qu’on ne veut pas entendre.

Très minoritaires, ces derniers prêchent dans le désert pour plusieurs raisons. D’abord, on leur colle une étiquette politique selon que leurs critiques visent soit le gouvernement soit l’opposition. Ils sont pareillement soupçonnés d’être à la solde du secteur privé, ou d’être influencés par leur classe sociale, alors même qu’ils ne sont que de pauvres salariés. En somme, on ne regarde pas la validité de leurs idées, mais l’objet de leurs commentaires.

Chacun, sans le savoir, a l’esprit préoccupé par les principes économiques.

Ensuite, l’inculture économique de la population joue en leur défaveur. D’autant que les journaux et les radios ne donnent pas aux économistes suffisamment d’espace ou de temps d’antenne pour leur permettre d’expliquer en détails. Les médias cherchent la superficialité plutôt que la profondeur pour faire un gros titre. S’ils n’ont pas compris l’économiste, c’est qu’il a tout faux.

Enfin, les économistes souffrent du nombrilisme de leurs concitoyens. Dans une île loin des centres du monde, nous ne sommes pas exposés à leurs nouvelles économiques : même la récente baisse du taux directeur de la Fed n’a pas fait la une ici. Pour cela, il faudra que se déclenche une crise boursière ou pétrolière. Et l’on reprochera ensuite aux économistes de ne l’avoir pas vu venir…

La presse, les partis politiques et les groupes de pression ont une influence beaucoup plus forte sur les citoyens que les économistes. Pourtant, chacun, sans le savoir, a l’esprit préoccupé par les principes économiques. La science économique concerne tout le monde, car elle s’attaque aux problèmes fondamentaux de la société. Aux économistes de se montrer pertinents.

Eric Ng Ping Cheun
Eric Ng Ping Cheun vient de publier Penser comme un économiste (2024), en vente chez Bookcourt, Librairie Le Cygne, Editions Le Printemps et Librairie Petrusmok.