Par Gillian Geneviève

« Dissiper les ressources, polluer les océans, détruire les forêts, tout cela rentre dans l’idée de croissance économique. On ne regarde que le résultat comptable sans en prendre en compte les conséquences de cette économie. Soit l’humanité s’élève et donne une bonne orientation à son histoire, soit elle reste prisonnière dans cette mentalité archaïque et ça ira alors de plus en plus mal. »
Pierre Rabhi

Au-delà de la Cop 27, faisons des constats réalistes de l’état du monde et des propositions pour un changement de paradigme sociétal et économique : de la croissance comme panacée à la croissance verte comme condition de survie. L’écologie fait face à 40 ans de discours politiquement correct et d’obsession de la croissance.

1992, l’auteur des lignes qui suivent a 17 ans. Il a la fougue de l’adolescence, l’envie de la révolte contre les injustices, le désir de changer le monde. Projet somme toute banal de tout jeune homme idéaliste en quête de cause et de vérité. Mais ses 17 ans coïncidaient aussi avec une drôle d’époque où on annonçait la fin de l’Histoire, la fin des idéologies, la fin de la guerre froide mais également l’uniformisation et l’américanisation du monde, de la pensée et de la culture, une Pax americana qui allait assurer le bonheur de tous.

On était alors écrasés par les poncifs et les déclarations ostentatoires annonçant le triomphe d’un système : le libéralisme ; d’une démarche et d’une nécessité : la croissance économique ; d’un double impératif : la production et la consommation ; et enfin le triomphe d’un indicateur : le PIB, mesure désormais sacralisée de la réussite, du bonheur et du sens même de la démarche politique contemporaine.

Une cause, cependant, longtemps marginale voire occultée, commençait à émerger de ce marasme de la pensée et de la démarche humaine : la cause environnementale. En effet, 1992, c’est aussi la conférence de Rio qui, 20 ans après celle de Stockholm, tente de replacer les questions écologiques au rang de préoccupation première internationale.

Pendant l’intervalle de ces 20 ans, deux préoccupations avaient émergé : la détérioration accélérée de l’environnement et la nécessité manifeste de faire coïncider le progrès économique et la protection de l’environnement. Mais ces préoccupations restaient en marge d’autres enjeux comme le chômage, le développement, la nécessité de la croissance.

Rio allait quand même contribuer à une certaine prise de conscience planétaire des dangers relatifs au changement climatique. Certaines résolutions furent prises dont le principe 12 qui stipule, entre autres que : “Les Etats devraient coopérer pour promouvoir un système économique international ouvert et favorable, propre à engendrer une croissance économique et un développement durable dans tous les pays, qui permettrait de mieux lutter contre les problèmes de dégradation de l’environnement…”

Voeu pieux que de vouloir, à l’époque déjà, réconcilier l’idée de la croissance et celle de la préservation de l’environnement. Le concept de développement durable allait devenir un de ces nouveaux poncifs politiquement correct qui allait permettre aux gouvernants de se donner bonne conscience à travers leurs discours. Les germes du désastre étaient semés. Le concept de développement durable allait justifier une démarche qui restait et qui reste obnubilée par la nécessité de la croissance.

Si le discours écologique apparaît ici et là, et de temps en temps, au fil des années, il reste marginal et la préoccupation économique et celle de la croissance sont restées au coeur de la démarche politique de ces 20 dernières années dans le monde avec pour conséquence une aggravation de la situation climatique nous faisant désormais craindre le pire pour la survie, non pas de la planète, mais celle de l’humanité et des espèces vivantes.

Un habitat altéré

Ceux ayant 40 ans ou plus perçoivent bien la transformation insoutenable de l’environnement à l’origine de la disparition de milliers d’espèces vivantes et la mise en danger de tout l’écosysteme et de la chaîne alimentaire. On constate bien la disparition lente des abeilles et des papillons.

Au-delà de la tristesse que cela engendre, c’est la peur qui désormais devrait s’installer dans nos vies. Car de telles conséquences, de telles disparitions ne sont pas anodines et mettent à mal la possibilité même du vivre ensemble ou de la vie elle-même à très long terme.

La conscience est là de ces dangers, mais pour la plupart cela reste une abstraction et la croissance économique reste la préoccupation première. Greta Thunberg mobilise, est élue personnalité de l’année par Times Magazine, mais les décideurs applaudissent timidement, au mieux, ou, au pire, la narguent ouvertement dans les pires des cas comme pour Donald Trump.

Les résolutions de la Cop 27 ne changeront rien à l’affaire. Celle de maintenir la hausse de la température à 1,5 degré, déjà fixée par la Cop 21, à Paris, impliquerait une hausse du niveau de la mer de 2,9 mètres, ce qui causera la destruction de l’habitat de 137 millions d’individus, provoquant des flux migratoires catastrophiques et menaçant la paix mondiale.

Comme on l’a vu au cours de ces dernières années, les États ont rarement mis en pratique ce qu’il fallait pour être en adéquation avec les résolutions et cela fait craindre le pire malgré le consensus de Paris au cours de la Cop 21.

La raison fondamentale de ces échecs programmés, de cette incapacité à mettre en pratique les résolutions et l’inéluctable détérioration de l’environnement et de la qualité de vie reste, comme déjà souligné, cette obsession pour cette croissance devenue aujourd’hui la panacée de toute démarche politique. Et nos gouvernants justifient cette obsession en proclamant qu’il n’y a pas d’autres options.

Croissance et bonheur : le temps d’une nécessaire rupture

Dans un remarquable essai intitulé ‘La mystique de la croissance’, Dominique Méda, professeure de sociologie à l’Université Paris-Dauphine et titulaire d’une chaire au Collège d’études mondiales, démontre que cela n’est pas le cas et qu’il serait même nécessaire de provoquer une rupture avec nos sociétés fondées sur la croissance.

Ainsi, pour la citer: “La croissance joue, et c’est encore plus vrai depuis 50 ans, tous les rôles: elle est le substitut du progrès, elle est la clé du confort, elle est synonyme d’augmentation des revenus, elle est porteuse de démocratie.(…) Mais nous sommes arrivés au moment où nous devons dénouer les liens historiques et idéologiques qui se sont organisés entre croissance, progrès et démocratie.(…) On peut avoir de l’emploi, de la démocratie, du confort avec moins de croissance, sans doute sans croissance, ou avec un autre type de croissance que celui que nous avons connu.(…) Il est essentiel de le comprendre pour se libérer de sa mystique, évacuer le mythe de l’illimité, reprendre la main sur un processus incontrôlé, qui a emporté les sociétés occidentales et emporte à leur tour les pays émergents.”

Il est primordial de contrecarrer l’utilitarisme des économistes et l’avidité des financiers et notre souci du paraître.

Cette bifurcation, cette rupture par rapport à un mode de vide et des décisions dictées par le court terme est essentielle car, pour citer Jacques Chirac : “Notre maison brûle et nous regardons ailleurs…”

Mais au-delà du risque climatique, enjeu certes le plus médiatisé, il est possible de distinguer au moins quatre autres types de risques qui nous menacent : la disparition des ressources naturelles et des minerais, la pollution que nous générons à l’occasion de nos actes de production, de consommation, de déplacement qui dégrade notre santé et nos conditions de vie, la réduction de la biodiversité et enfin le risque nucléaire.

Comment, malgré les signaux d’alarmes, les conférences annuelles, les rapports des experts, une dégradation visible, sensible de nos conditions de vie, en est-on arrivé à ça ? Comment, au mépris du bon sens, l’homme contemporain a décrété que son bonheur dépendait de la croissance ?

La croissance : les origines d’une mystique

Les choses n’ont pas toujours été ainsi. Cette focalisation trouve ses origines au 18ème siècle dans une véritable révolution des esprits, une révolution de la représentation du mode d’insertion de l’homme dans la nature ou plutôt dans la relation qui existe entre l’homme et la nature : “Auparavant, l’homme faisait partie de la nature : désormais, il l’exploitait”, nous dit Dominique Méda.

Mais elle ajoute, se référant à Durkheim, que c’est à la même époque que la production et la consommation ne seront plus uniquement des manières de satisfaire les besoins naturels mais rempliront désormais également une fonction de cohésion sociale et deviendront des modalités déterminantes du processus de civilisation.

Paradoxalement, notre obsession de la croissance procède aussi donc d’une quête de sens et du devenir social et civilisationnel.

Mais le décollage véritable de l’exigence d’une croissance sans modération se situe dans les 20 dernières années du 18e siècle en Angleterre et entre 1830 et 1860 aux Etats-Unis.

Cette pathologie de l’illimité découle du fait que nos comportements seraient mus par la comparaison. Ainsi Adam Smith déclare que : “C’est la vanité, non le bien-être qui nous intéresse. Le riche se fait gloire de ses richesses parce qu’il sent qu’elles attirent naturellement sur lui l’attention du monde.”

Cette focalisation s’est ainsi accompagnée d’un intérêt exclusif pour les quantités produites, au détriment de la nature sur laquelle ces prélèvements étaient opérés.

Les dégâts du progrès

On en sera encore là malgré la Cop 27. Le matérialisme est ambiant, la nécessité du paraître, rampante, et la consommation a pour corollaire le pillage des ressources et le gaspillage institutionnalisés, au mépris de la réalité de la destruction qu’un tel comportement provoque.

L’homme contemporain et ses gouvernants semblent, hors discours, dans les faits et les actions, dans le déni de la réalité. Il est conforté dans son aveuglement par le discours économique qui ne cesse de lui faire croire qu’il n’y a pas d’autre alternative au modèle social et économique et qui ne cesse de minimiser les conséquences d’une telle démarche sur le devenir du monde : “Tout se passe comme si la traduction des phénomènes naturels dans le langage économique et mathématique constituait une vaste entreprise de déréalisation au terme de laquelle une sorte de monde parallèle était édifié. Un monde sans frottement, sans disparition irréversible, sans déperdition, sans effort, sans matière”, nous dit Dominique Méda.

Le tout économique est dans l’occultation des dégâts du progrès, et elle ajoute : “Dans tous les cas, à l’échelle de la firme comme à celle des nations, le fait d’amener sur le marché des biens et des services à profusion et à des prix plus bas constitue le symbole de la prospérité et sanctifie d’une certaine manière l’ensemble du processus, quelles qu’en soient les conséquences pour les travailleurs et la nature.”

Nous justifions ainsi le pillage de ce qui rend possible le vivre-ensemble et la vie. La croissance sert de lubrifiant au fonctionnement social et le progrès, réel ou mystifié, est notre justification ultime à un désastre qu’on regarde uniquement de biais.

Et cela n’est pas près de s’arrêter, Cop 27 ou pas. Chaque jour, les médias, à Maurice ou ailleurs, rappellent que sans croissance du PIB, il ne peut y avoir ni croissance des revenus, ni diminution du chômage. Chaque jour, nous prions pour le retour d’une croissance forte. “Nous sommes arrivés aujourd’hui au point où nous continuons à vivre avec et à voir notre fonctionnement social complètement structuré par un indicateur qui n’a plus de sens, qui est incapable d’orienter nos actions ou du moins de les orienter dans le bon sens, qui semble au contraire inciter l’humanité à se rapprocher de la catastrophe”, nous prévient Dominique Méda.

Une nouvelle démarche pour une nouvelle boussole du devenir social

Il est désormais urgent de nous ouvrir les yeux ; il est désormais urgent de revoir notre démarche, urgent de changer de comportement, urgent de changer de cap.

Il est nécessaire, très vite, à travers l’information, l’éducation, l’acharnement et la détermination de participer à la prise de conscience qu’il “faut prendre les choses à bras le corps et prendre des décisions radicales” pour citer Pierre Rabhi.

Il nous faut très vite procéder à une remise en question de ce qui nous oriente ; nous interroger sur ce qui compte vraiment pour une société et changer d’indicateurs pour avoir une meilleure appréciation de la démarche économique et sociale humaine.

Aussi, il est primordial de contrecarrer l’utilitarisme des économistes et l’avidité des financiers et notre souci du paraître, remettre l’homme à sa juste place, non comme propriétaire de la nature et faisant corps avec elle. Le postulat fondamental se doit d’être que la nature n’est pas réductible à sa valeur économique et qu’elle a une valeur intrinsèque qui ne se réduit pas aux seuls avantages que les êtres humains peuvent en tirer.

Cela nous poussera à réfléchir aussi sur le contenu de notre legs aux générations futures et à tenter de trouver ce qu’il est nécessaire d’entreprendre, de mettre en oeuvre pour transmettre aux prochaines générations un patrimoine environnemental et sociétal intègre.

Il faudra enfin raisonner au-delà de la croissance, s’interroger sur la possibilité d’une croissance verte et des conditions préalables à un tel changement de paradigme. Dans les faits, nous n’en sommes pas là. Les accords de Madrid, les conclusions de la Cop 25 ne changent pas les règles du jeu et l’idée de la croissance n’est pas remise en question. 

Nous sommes sur une pente qui pourrait, par le biais de multiples crises aussi bien politiques, économiques, climatiques, énergétiques que sociales, mettre en péril l’avenir de l’humanité.

La Cop 21 ne fut point ce point de rupture radicale avec notre actuel mode de développement et avec les prétentions de l’économie que le monde a besoin. Cela sera encore moins le cas pour la Cop 27. Il y aura consensus certes, et cela peut être souligné, mais le risque est là que ce consensus mou ne soit pas ce dont nous avons réellement besoin pour échapper au sort funeste que nous réserve un réchauffement au-delà des 1,5 degré de hausse, candidement admise comme objectif commun… sur le papier.

Mise en oeuvre d’une politique de croissance verte et remise en question

La mise en oeuvre des changements proposés nécessitera d’édicter des règles du bon usage de la nature et de démontrer que l’objectif ne doit pas consister à maximiser la production mais à la cerner dans des critères éthiques.

De cette “moralisation” de la production, nous pourrons non seulement déduire les politiques à mettre en place au nom de cette cause commune à toute l’humanité au-delà des clivages classiques et des intérêts segmentaires. Nous pourrons aussi montrer que sortir du tout croissance et résoudre la question écologique peut améliorer l’emploi et changer le travail. Cela était déjà le cas dans la Californie dirigée par un Arnold Schwarzenegger convaincu par la cause écologiste et qui a transformé radicalement le mix énergétique de son État tout en créant des milliers d’emplois.

Cette transformation radicale, mais nécessaire, requerra aussi une planification centralisée. Cela met en évidence le rôle fondamental de l’État dans le pilotage de la reconversion écologique. Une telle démarche ne peut pas être aux mains d’intérêts privés. La cause est commune. La démarche aussi doit l’être. Et l’État doit retrouver ce rôle de défenseur de l’intérêt commun ; rôle galvaudé au cours de ces trente dernières années dominées par le triomphe immodeste d’un libéralisme outrancier et déréglementé.

L’État aura à s’assurer d’un processus radical de redistribution des revenus et de démocratisation car non seulement, comme l’a démontré Thomas Piketty, les inégalités sont croissantes, mais elles contribuent également à la dégradation des conditions de vie et des données environnementales. Il est nécessaire d’être conscient que l’amélioration des conditions écologiques est tributaire de ce processus de redistribution.

Le monde libéral dans sa forme actuelle est injuste. Il faut le dire. Le dénoncer. Tout faire pour le transformer. Cela passera à travers une reprise en main du pouvoir par l’État ; pouvoir trop longtemps entre les mains des multinationales et des intérêts privés. Tout cela cependant ne sera guère possible si, individuellement, nous d’adhérons pas à la bonne démarche, si, individuellement, nous ne nous remettons pas en question ; si individuellement nous ne changeons pas de boussole existentielle.

La Cop 27 aura été une grand-messe où, malgré tout, le politiquement correct va prévaloir, où nulle remise en question systémique ne sera annoncée. Surtout dans un contexte de guerre. On nous dira que l’effort était louable. Cela est bien la démonstration que nous souffrons du syndrome du Titanic et que nous refusons de voir certaines réalités en face.

Nous fonçons droit dans le mur et, malgré les promesses et les accords depuis près de 40 ans maintenant, le scénario qui a prévalu, année après année, conférence après conférence est celui intitulé « Business as usual ». Ce qui se déroulera, c’est que c’est la même logique politique et économique qui a dicté la voie du monde, malgré les signaux d’alarme et les avertissements des experts et des scientifiques et surtout, malgré les signes visibles de la transformation inquiétante de l’environnement, qui prédominera.

Aucune remise en question véritable. Une même obsession de la croissance. Une vision à très court terme. Une logique de production et de consommation effrénée. Un accroissement des inégalités. Une précarité accrue du travail. Une dilapidation de notre patrimoine environnemental.

Le 28 juillet 2022, l’humanité a ainsi consommé l’ensemble des ressources qu’elle peut générer en un an. En 1971, ce jour est intervenu le 25 décembre. Alors que l’homme ne cesse d’épuiser les ressources de la Terre, les feux consument les forêts, la sécheresse s’empare des terres agricoles, les glaciers fondent à grande vitesse. Comparaison entre l’empreinte écologique et la biocapacité (capacité des espaces à régénérer des ressources), le Jour du dépassement arrive plus tôt d’année en année. En 20 ans, la date a avancé de 2 mois. 

La cause majeure du dépassement est notre système économique en sus d’un système agricole et alimentaire inique. L’agriculture est responsable de 80 % de la déforestation mondiale, elle représente également 70 % de l’utilisation de l’eau douce et rejette 27 % des émissions de gaz à effet de serre mondiaux. Quant à la production de l’alimentation, elle est à l’origine de 70 % de la perte de biodiversité terrestre et de 50 % de la perte de la biodiversité dans les écosystèmes d’eau douce. Il faut savoir également que 52 % des terres agricoles sont dégradées. Selon Global Footprint Network, nous utilisons l’équivalent de deux planètes. Actuellement, il nous faut 1.75 Terre pour régénérer ce que l’humanité consomme. Nous sommes bien loin des objectifs de l’accord du climat qui a eu lieu en 2015. En effet, les gouvernements et les institutions sont bien plus lents qu’ils ne le devraient être. 

Et que dire de la situation relative à l’appauvrissement de notre écosystème, de la dégradation et de l’acidification des océans ainsi que du réchauffement climatique ? Nous jouons avec le feu et nous pratiquons la politique de l’autruche, mettant en péril les conditions de la survie de notre espèce et de nos enfants sur terre. Il était ainsi édifiant de voir le sourire narquois des patrons d’entreprise présents aux universités d’été du MEDEF quand Aurélien Barreau, éminent astro-physicien et écologiste, a parlé du rapport de l’ONU sur les dérèglements climatiques qui évoque « une situation de menace existentielle directe ». Un tel aveuglement des décideurs économiques donne froid dans le dos. Et le cynisme ne justifie pas tout. 

Pourtant, il est encore possible de faire évoluer les choses positivement. Selon un rapport du GIEC sur le réchauffement planétaire de 1,5 °C (2018), il faudrait passer à des économies régénératives qui vivent de notre capital naturel plutôt que de le tuer. Pour le Global Footprint Network, « vivre selon les moyens de notre planète ne signifie pas que les gens doivent vivre dans l’inconfort et sans dignité humaine. L’épanouissement est possible si nous y mettons notre tête, notre cœur et nos mains. » Il nous faut, globalement, en tant qu’espèce, revoir nos priorités, nous réinventer et utiliser à bon escient notre génie, car nous sommes aussi fous que géniaux. 

“Je ne suis pas pour ces grand-messes où l’on traite la question de l’écologie de façon subsidiaire, en la mettant à l’agenda pendant deux semaines alors que c’est le fondement même de la vie. Cela ne rime à rien tant que l’humanité n’aura pas compris que l’écologie est son avenir”, nous dit Pierre Rabhi. Il ajoute : “Si je veux que le monde change, je dois changer pour être dans la cohérence”.

La Cop 27 terminée, il y aura des résolutions. Des applaudissements. Mais ce ne sera pas suffisant. Quelques semaines après, assis devant notre nouvelle tablette ou devant notre nouvel écran 85 pouces, ce sera déjà ‘‘Business as usual’’. Et nous foncerons droit dans le mur.

Crises et espérances contemporaines

Nous pouvons déjà percevoir que le monde ne va pas bien, que les espoirs de progrès au début du 20e siècle et ceux de la fin du même siècle après la chute du mur de Berlin sont mis à mal. La crise environnementale n’est qu’une des facettes de ce chaos protéiforme qui nous attend. Et cela prendra, voire prend déjà des formes multiples. Dans la sphère sociale comme dans la sphère politique.

Ainsi, 300 ans après les lumières, la liberté, l’égalité et la fraternité sont aujourd’hui mises en péril. Mettant également en péril le devenir humain car nous assistons à une nouvelle fragmentation du monde et l’apparition de tensions qu’on croyait révolues. Les crises climatiques, celles liées à l’eau, la migration, à l’énergie, à l’économie et aux inégalités participent à l’amplification de ces tensions. Elles en sont à la fois les causes et les effets, et nous sommes entrés dans une spirale dangereuse.

Il est un devoir pour tout homme d’être un utopiste forcené, de croire à la possibilité d’un triomphe des forces de la vie.

Dans le temps comme dans l’espace, nous sommes appelés à tout faire pour rendre possible l’immortalité de la vie elle-même. Nous ne sommes qu’une chaîne, alors nous essaimons pour que nos traits, pour que notre singularité, pour que l’aventure humaine se perpétue. 

Mais tout cela est ébranlé. Et nous vivons une drôle et dangereuse époque. Certes, depuis toujours, ce sont les crises et les bains de sang qui écrivent l’Histoire, mais le contexte est singulier et particulièrement dangereux. Tous les clignotants sont dans le rouge. Et cela, à l’échelle de la planète. La liberté, l’égalité et la fraternité sont mises à mal par les nouvelles réalités contemporaines, et nous sommes sur une pente qui pourrait, par le biais de multiples crises aussi bien politiques, économiques, climatiques, énergétiques ou sociales, mettre en péril l’avenir de l’humanité. Il serait impossible d’en résumer ici toutes les possibilités.

Ainsi le glissement dans la sphère politique, localement et à l’échelle de la planète, commence à devenir inquiétant. Alors que le 15 septembre on a célébré la journée internationale de la démocratie, il est possible de constater le repli des démocraties et la conversion accélérée de nombreuses démocraties nominales en autocratie. Ce constat, c’est celui de V-Dem, un groupe de recherche basé à Göteborg, en Suède, qui indique que la progression de la démocratie sur les trois dernières décades a été complètement effacée et que la planète est retournée à la situation de 1989. Il n’y a plus que 34 pays totalement démocratiques au monde, et elles ne regroupent plus que 13 % de la population mondiale.

Parmi les pays importants qui se sont autocratisés ces dernières années, V-Dem identifie le Brésil, l’Inde, la Turquie, la Hongrie, la Pologne et la Serbie. Quant à Maurice, le score attribué par V-Dem ne cesse de se dégrader depuis une dizaine d’années. Quand la population avoue avoir peur du gouvernement, c’est une indication claire que les choses ne vont pas bien. Ainsi, la culture qui se développe à Maurice est la suivante : restez discrets, postez des commentaires sous le couvert de pseudonymes ou soyez persécutés ! Nous avons l’apparence de la liberté. Dans les faits, on pratique de plus en plus l’auto-censure. 

Les progrès faits dans le monde de la technologie, tout en facilitant la communication et l’accès au savoir et à l’information, contribuent aussi à brimer les libertés. Nous sommes désormais tracés et surveillés en permanence, fragilisant à la fois notre droit à une vie intime à l’abri des regards, mais également fragilisant la liberté d’être et de s’exprimer car tous nos faits, nos gestes et paroles peuvent désormais être vus, entendus, interprétés contre nous. On est ainsi connectés et sous surveillance, et cela est désastreux car nous avons tous des choses à cacher car nous sommes des êtres de mystères et de secrets. C’est aussi ce qui nous définit en tant qu’humain.

Non, je ne suis pas technophobe. Mais nous devons aussi rester lucide et être conscient des faits qui s’attachent à notre dépendance accrue à la technologie. Car si nous ne faisons pas attention, pour citer Sylvain Tesson : « D’horribles siècles s’avancent. Demain, des drones surveilleront un ciel pollué de Dioxyde, des robots contrôleront nos identités biométriques et il sera interdit de revendiquer une identité culturelle. »

Ce cauchemar, ce fantasme d’une transparence absolue, nous le vivons déjà sans en être tout à fait conscient de sa réalité insidieuse.  Et, demain, 10 milliards d’êtres humains connectés les uns aux autres pourront s’espionner en temps continu sur les réseaux ou dans le métaverse que nous promet Facebook comme alternative à la vie et au soleil. Ainsi hypnotisés par les écrans digitaux, oublieux de nos promesses, dispendieux de notre temps, distraits de nos pensées, indifférents à notre corps qui s’épaissit devant le clavier, nous laisserons, hagards, les tentacules de la société digitale s’immiscer en nous.

Que dire de la situation dans la sphère économique !? Égalité, vraiment ? Le 17 janvier 2022, Oxfam International faisait ressortir que la fortune des 10 hommes les plus riches du monde a doublé pendant la pandémie, alors que les revenus de 99 % de la population mondiale ont diminué à cause du Covid-19 et que 160 millions de personnes supplémentaires auraient basculé dans la pauvreté.

Shenaz Patel, écrivaine et journaliste, s’interrogeait récemment sur cette situation dans un remarquable article de presse : “Comment cela est-il possible ? Jusqu’où ira l’accroissement des inégalités avant que cela n’explose ? De quelle quantité d’argent un homme a-t-il besoin pour se sentir bien ? Quelle quantité d’argent peut-il dépenser à manger, boire, s’habiller, se loger, voyager, acheter ? Comment est-il acceptable que cela se fasse au prix de l’exploitation humaine la plus éhontée ?”

J’ajouterai, en sus de l’exploitation humaine, pour en revenir à la dimension écologique, la surexploitation de nos ressources naturelles, et cela de manière de plus en plus inquiétante voire tragique.

On pourrait m’accuser d’avoir ici brossé un tableau très sombre et d’être simpliste ou pessimiste. Je rétorquerai tout simplement qu’affronter le réel, que se confronter aux faits, qu’ouvrir les yeux, que refuser de se raconter des histoires, que refuser d’être dans le déni, ce n’est pas brosser un tableau noir et être dans la candeur, mais c’est être lucide et réaliste. Et cela fait partie de notre devoir que d’être éclairé, que d’être dans cette lumière crue, quitte à ce qu’elle nous brûle. Mais je rétorquerai aussi que de vouloir travailler pour être capable de discernement, pour être capable de mieux situer la vérité des choses et la transmettre, ce n’est pas être pessimiste. 

Si j’écris ces mots ici, c’est qu’un impératif de survie me pousse à être optimiste malgré tout, à croire qu’il est possible de changer les choses, que ce soit à l’échelle microscopique de notre devenir individuel, que ce soit à l’échelle macroscopique de la destinée humaine. Je pense qu’il est fondamental que nous devons nous efforcer de croire dans les forces de la vie, de croire à la possibilité d’un devenir non-funeste pour l’espèce humaine, de croire que nous pouvons nous battre pour triompher de cette pulsion de mort qui nous menace en tant qu’espèce.

Je considère qu’il est un devoir pour tout homme d’être un utopiste forcené, de croire à la possibilité d’un triomphe des forces de la vie. Cela est un impératif, cela est notre obligation. Et cela nécessite un travail titanesque, car le chantier est immense. Mais nous ne devons pas nous accorder un autre choix. Nous devons travailler avec zèle. Afin de rester en pleine lumière. Au nom de cet impératif de survie. De celle de l’espèce mais également et surtout de celle de nos enfants. 

Le temps est à l’urgence. Dans le fond comme dans la forme. Nous devons, inlassablement, travailler afin d’être lucide, travailler afin de transmettre. Je veux croire à l’effet papillon. Que de modestes actions peuvent avoir de grandes conséquences. C’est ainsi qu’on bâtit les cathédrales. Pierre après pierre. Mot après mot. Afin d’échapper à l’humeur sombre de notre temps et refuser, pour citer le poète autrichien Nikolaus Lenau, « d’aller à la tombe au moment de l’aube ». 

Nos enfants sont à l’aube de leur vie. Il est de notre devoir de travailler avec zèle pour qu’ils la vivent en pleine lumière. Pour perpétuer notre destinée commune, pour perpétuer l’aventure humaine.

Gillian Geneviève
Gillian Geneviève est enseignant et écrivain.
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