Par Mubarak Sooltangos

J’ai suivi avec intérêt l’interview de Monsieur Jean Mée Desvaux le 24 avril sur Radio Plus. Il a raison sur plusieurs points qui relèvent du passé, mais les mesures qu’il préconise pour sortir de la crise sont cosmétiques et sans véritable substance. J’ai sur certains points une opinion différente et plus allongée.

Je pense que tout gestionnaire de la monnaie, des finances ou du budget de l’Etat devrait avoir une vue globale de l’économie nationale pour pouvoir insérer son action dans une politique d’ensemble. Ceci ne semble pas être le cas à Maurice, si l’on se tient aux déclarations des uns et des autres. Les financiers n’abordent jamais les enjeux budgétaires du pays, notamment la fiscalité et sa contribution en tant qu’outil de gestion dans l’économie. Par ailleurs, les économistes, quand ils parlent des finances, se limitent au taux d’intérêt et à l’inflation.

Les réalités économiques en face

 

Enfin, et c’est grave, personne n’aborde les réalités de l’activité économique, surtout celles de la production sur le terrain, par exemple les difficultés des entreprises à trouver un marché, les acrobaties qu’elles doivent faire pour obtenir des financements ou produire à bon coût et leurs difficultés pour renouveler leur outil de production pour pouvoir rester compétitifs à tous les égards dans leurs marchés respectifs. Celui qui n’est pas conscient de ces réalités est condamné à rester dans le domaine théorique et à prendre des mesures en fonction des hypothèses qui sont loin de la réalité.

La bonne gestion est menée par l’observation, le bon sens, l’analyse cartésien tout en prenant compte du subjectif et le diagnostic pour mener à une décision calculée et motivée. Autrement dit, il faut rester critique à l’égard des sentiers battus et éviter les erreurs que font les académiques spécialisés dans un secteur particulier et qui ont du mal à se comprendre entre eux surtout quand un problème est de nature globale et qu’il requiert un traitement global qui dépasse le sectoriel ou le coup par coup.

L’indépendance de la Banque de Maurice

Tous les économistes puritains et rigoristes diront que toute banque centrale doit conserver son autonomie de décision dans sa lutte contre l’inflation et la sauvegarde du pouvoir d’achat. Le ministère des finances (ou du budget) lui, doit s’occuper du financement des besoins budgétaires principalement par les recettes fiscales et, en cas de déficit, de trouver des fonds pour le financer, et surtout, d’améliorer la croissance économique.

L’ensemble des économistes et des financiers du monde entier peuvent penser que le rôle d’une banque centrale doit être concentrée à 90% sur la lutte contre l’inflation pour préserver le pouvoir d’achat. Ce n’est pas mon avis, et ce serait cloîtrer une banque centrale dans un ghetto, opérant dans un vacuum quand elle peut faire beaucoup plus pour participer globalement dans une économie.

Il y a une réalité incontournable : soit un gouvernement œuvre pour pousser à la croissance, nécessaire pour financer les besoins sans cesse grandissants d’un pays et pour la création d’emplois (ce qui provoque l’inflation), ou ce même gouvernement œuvre pour contrôler l’inflation, préservation du pouvoir d’achat oblige. Il y a un choix à faire entre ces deux actions, qui ne peuvent pas être menées de pair et avec la même intensité.

Depuis plusieurs années, en fait depuis le passage de Monsieur Bheenick à la Banque de Maurice, le cheval de bataille de la banque centrale a été le contrôle de l’inflation et une politique de la roupie forte pour sauvegarder le pouvoir d’achat du peuple. Cet élément provient à mon avis d’une considération essentiellement politique pour conserver son électorat en le maintenant heureux et satisfait jusqu’aux prochaines élections. Déjà là, on voit la prépondérance de l’influence de la politique sur l’orientation de l’action de la Banque de Maurice, donc une entrave à l’indépendance qu’elle aurait dû avoir selon les puritains.

Cette politique isolée de l’institution monétaire, couplée à la décision très dangereuse, presque suicidaire de provoquer la croissance par la consommation, adoptée par tous les gouvernements depuis 20 ans, est la cause du déficit devenu insoutenable de notre balance commerciale (hors services). La raison en est que la consommation excédentaire provoquée par la roupie forte n’a bénéficié à aucun de nos secteurs productifs, puisque nous importons quasiment tout ce que nous consommons, et cela a creusé le déficit de notre balance commerciale (hors services), et davantage année après année pour devenir aujourd’hui un gouffre. Cette même politique, cependant, a été menée avec succès par François Mitterrand depuis 1981, avec la différence que lorsque les Français consomment plus, cela fait marcher leurs usines. Nous avons mené cette politique dans un schéma économique complètement différent, d’où son inefficacité et même sa négativité.

La politique candide de consommer pour pousser à la croissance a été une faillite.

La faillite qu’on aurait dû entrevoir

 

Ainsi, la politique candide de consommer pour pousser à la croissance a été une faillite. La politique du ministère des finances, lui, doit être de constamment œuvrer pour la croissance, et il a été défait dans son objectif depuis 20 ans par la politique de la banque centrale qui a poussé à la faillite notre industrie textile, réduisant notre production et détruisant du PIB, soit l’inverse de l’objectif du ministère des finances et du gouvernement.

Cette industrie textile, aussi bien que notre industrie hôtelière et nos centrales électriques thermiques sont des purs produits d’une roupie faible, dont a bénéficié notre secteur sucrier pendant les vingt ans précédant cette politique de consommation effrénée. Pendant que le monde entier œuvre pour la diversification des économies nationales, nous avons œuvré dans l’inconscience dans le sens contraire, ce qui a rétréci nos pôles de développement à seulement deux industries de service, le tourisme et les services financiers.

A quand le deuxième miracle économique ?

 

On a voulu depuis quelques années avoir un deuxième volet du miracle économique en pratiquant une politique monétaire qui est exactement le contraire de celle qui avait été à la base du premier miracle. Dites-vous bien que la toute puissante Chine pratique tous azimuts une politique d’une monnaie nationale sous-évaluée et que l’Amérique subventionne par tous les moyens déguisés ses industries d’exportation. La raison est qu’elle est incapable de faire baisser le dollar, dont le cours dépend d’une multitude de facteurs exogènes en dehors de son contrôle. Nous avons des economic fundamentals faibles et nous pratiquons, avec un dangereux libéralisme, le contraire de ce que font les puissants pour protéger leurs économies.

Aujourd’hui, Maurice est au bord du gouffre, ayant à faire face, pendant au moins six mois à un tourisme en hibernation et une baisse quasi certaine de Rs 100 milliards de notre PIB, ce qui représente un recul de 20%. On doit faire face à ce déficit immédiatement et en même temps mettre en place un nouveau modèle économique pour relancer d’autres industries exportatrices. C’est un double objectif herculéen.

On clame partout et très haut qu’il y a nécessité de promouvoir nos petites et moyennes entreprises (essentiellement substitutives d’importation) tout en détruisant notre industrie de substitution d’import qui avait existé, il fut un temps. Elle a été victime d’une roupie forte et d’un démantèlement des droits d’importation qui ont laissé la porte grande ouverte à la concurrence étrangère. On ne produit plus rien à Maurice, pas de meubles, pas de chaussures, même pas de sel, entourés que nous sommes par la mer nourricière.

Voilà où mène une banque centrale indépendante des objectifs d’un ministère des finances. Il ne peut y avoir d’indépendance d’une banque centrale par rapport à une politique globale et homogène d’un pays dans son ensemble. Cette politique doit être dictée par le chef du gouvernement, à travers son Conseil des ministres. Elle doit être mise en œuvre par la banque centrale et le ministère des finances, agissant conjointement, et non en ordre dispersé. Quoi qu’en disent les livres d’économie écrits par ceux qui sont loin des réalités économiques qu’ils ignorent, c’est ça la seule réalité qui marche, et j’espère qu’on l’aura compris à nos dépens.

Aujourd’hui, Maurice est au bord du gouffre.

Le Docteur Sithanen a parlé de Helicopter Money (activer la planche à billets et donc créer de la monnaie) pour parer aux problèmes de liquidités qui sont déjà là et qui subsisteront pour au moins six mois. Admettons qu’on fasse cela. Ce que l’économie consommera pendant ces six mois sera constitué à 70% d’articles importés. Ce n’est pas la monnaie hélicoptère qui va payer cette consommation importée, mais des devises étrangères. Il faudra en trouver pour l’équivalent de Rs 70 milliards. Je m’étonne de la légèreté de cette suggestion. Notre balance commerciale sera profondément édentée, et par la même occasion notre balance des paiements, puisque l’apport en devises étrangères de notre industrie touristique sera nul.

Mesures fiscales quantitatives

 

La solution en termes théoriques est simple et elle saute aux yeux. Le pays doit tout simplement produire plus et consommer moins. Ce n’est pas une roupie forte – qui nous a assez fait de mal en érodant la price competitiveness de notre industrie textile et en faisant grimper de manière indécente la consommation des ménages – qui va mettre ce changement impératif en œuvre. Je note avec satisfaction que notre roupie a pris une courbe descendante depuis que nous avons un nouveau ministre des finances qui a dû frapper du poing sur la table en menant la Banque de Maurice à la raison. La roupie a glissé de 7% par rapport au dollar en quelque mois, et c’est une bonne initiative.

Mais ce n’est là qu’une mesure qualitative. A mon avis, il faut la soutenir par des mesures de restriction de la consommation par des moyens quantitatives qui demandent du courage politique. Si nous n’avons pas ce courage, il nous faut l’inculquer dans nos reflexes le plus tôt possible. Ces mesures quantitatives sont du ressort du ministère des finances. Elles sont :

1) Un retour à un certain protectionnisme par l’imposition des droits de douane sur un ensemble de produits qui ne constituent pas des nécessités de base. Si le président américain lui-même a introduit, de manière unilatérale, des frais de douane pour protéger ses industries domestiques, je ne vois pas pourquoi Maurice devrait s’en priver.

2) Au besoin, l’imposition de quotas quantitatives sur l’importation de produits de luxe, telles les voitures à grosses cylindres ou de luxe. On pourrait, par exemple, imposer un quota de 75% du nombre de ces véhicules importées l’année dernière. Cela pourrait aussi s’appliquer à des smart phones et des smart TV haut de gamme, et d’autres encore.

3) Une taxe additionnelle sur les revenus des banques issus des transactions offshore. C’est de l’argent facile qui est fait sur le dos de notre goodwill national, qui comprend notre stabilité politique, notre notoriété en tant que centre financier crédible et bien réglementé et surtout nos traités de non double imposition fiscale avec l’Inde et certains pays d’Afrique. Ce sont des biens nationaux, et quiconque se sert de ces atouts devrait en payer le prix. Cette taxe additionnelle aura aussi le mérite de faire tourner plus le regard des banques sur les besoins de nos compagnies domestiques qu’elles délaissent parce qu’elles « représentent des risques »

4) La réduction de la rémission fiscale (duty free allowances) dont bénéficient les hauts cadres du secteur public sur leurs achats de véhicules automobiles, pendant un temps déterminé. La récente réduction de 10% des salaires des ministres et des députés n’est qu’une mesure symbolique et aura un résultat financier nul devant l’énormité des sacrifices que le pays doit faire.

Maurice a vécu ces mesures fiscales quantitatives quand son économie en avait bien besoin, il y a 30 ans. Ce ne sont pas des utopies, et elles ont apporté des fruits. Elles feront diminuer la consommation de manière palpable, et du point de vue budgétaire, apporteront de nouveaux revenus sous forme de droits de douane pour compenser ce que la trésorerie nationale va perdre en raison d’une consommation moindre, en termes de TVA et de taxe sur les bénéfices des compagnies.

Par ailleurs, une roupie faible relancera nos exportations. Cette roupie faible, en tandem avec une réintroduction de droits de douane, redonnera vie à nos industries de substitution d’importation, qui ont été réduites à une peau de chagrin sans que personne s’en émeuve.

Dans la situation où nous sommes, tout le monde doit contribuer de manière concrète en produisant plus et en consommant moins. Il n’y a pas de solution autre que celle-ci. Certes, avec la hausse prévisible du coût de la vie, ceux au bas de l’échelle devront être protégés. Il y a plusieurs leviers pour cela, notamment la création d’une tranche de TVA de 10 % pour une catégorie spécifique de biens, un allongement de la liste des biens exemptés et des subventions sur des denrées de base. La baisse des revenus fiscaux par la création de cette nouvelle tranche de TVA de 10% pourrait être compensée par l’introduction d’une super tranche de disons 18% sur des produits importés qui relèvent purement du luxe.

Le pays doit tout simplement produire plus et consommer moins.

En cas de besoin, il y aura toujours la possibilité de rehausser le salaire minimum par voie de législation. Les mesures que je suggère auront certainement un prix politique à payer, mais dans une situation aussi difficile, il est plus que judicieux de mettre de côté les considérations politiques. Les prochaines élections sont dans plus de quatre ans, et une politique d’austérité de trois ans laissera encore une année pour « faire la bouche doux ».

Que faire des réserves en devises ?

 

Reste le dilemme de comment financer les importations dans l’immédiat alors que nos recettes d’exportation de biens et de services ont déjà été réduites considérablement. Il faut un apport de devises immédiat. Il y a deux solutions. Primo, des emprunts en devises sur le marche international, mais qui comportent des risques de change énormes et totalement imprévisibles dans ces jours d’indécision. Secundo, se servir d’une partie de nos réserves en devises qui avoisinent les huit milliards de dollars, amalgamées avec un montant d’emprunt en devises dont nous pourrons assurer le remboursement et modérer le risque de change.

Les réserves d’un pays sont constituées pour être utilisées en période difficile. Et ceci, n’en déplaise aux économistes puritains, c’est au gouvernement d’en décider, et non la Banque de Maurice. On a beaucoup rabâché sur le fait que ce sont des réserves de la Bank of Mauritius. C’est totalement faux. La banque centrale n’a pas la capacité de générer des réserves et donc ne peut pas posséder les réserves qui sont dans son coffre. Elles sont l’effet de l’accumulation de nos excédents de balance de paiement depuis des années et sont le fruit du labeur de tout un pays. Et celui qui représente le pays, c’est le gouvernement de Maurice.

En ce moment, notre situation dépasse le difficile et côtoie la crise. Il serait aussi opportun qu’une bonne partie de nos réserves soit convertie en or, dont le prix a déjà commencé à grimper de par son caractère de valeur refuge. Quant au dollar, dans lequel sont libellés 57% du commerce mondial (excluant transactions hors commerce et spéculatives), il est certain de perdre de la valeur avec une contraction sensible du commerce mondial rendue inévitable. Nous devons donc diversifier la nature de nos réserves. Et nous devons prier que les ventes de dollars ne prennent pas l’allure d’une panic selling qui affectera le monde entier, par une destruction de valeur considérable, puisque 62% des réserves mondiales des banques centrales sont constituées de dollars.

Mubarak Sooltangos
Mubarak Sooltangos ([email protected]) est consultant et auteur de Business Inside Out (2018).