Par Mubarak Sooltangos

Avec la révolution technologique et la globalisation, un adage s’est établi depuis environ 30 ans dans le monde des affaires, notamment : ne pas s’adapter au changement, c’est disparaître. C’est en fait, pas plus qu’une lapalissade qui a toujours existé, dans n’importe quel segment de la vie, mais dont le monde est davantage conscient aujourd’hui en raison de la vitesse phénoménale du changement à tous les niveaux et dans tous les secteurs. A bien voir, s’il y a quelque chose de constant dans la vie, c’est le changement.

Ce changement est plus palpable aujourd’hui dans notre mode de vie et nos nouvelles aspirations, et il est provoqué par la vulgarisation des moyens de communication comme les réseaux sociaux, qui nous informent, en temps réel, et le flux grandissant de voyageurs à travers le monde. Tout cela chamboule le monde des affaires par le fait de la possibilité de comparer les produits et services offerts dans différents pays, ce qui oblige les producteurs à constamment innover.

A bien voir, s’adapter au changement n’est pas un exploit en soi. Il est un impératif incontournable et finalement une vertu mineure alors que certaines entreprises prennent ceci pour un exploit et annoncent chacune de leurs nouvelles habitudes comme des faits d’armes. Il y a d’autres vertus au chapitre du changement, plus élevées, plus réfléchies, plus raffinées et qui demandent beaucoup plus de réflexion et de vision. Il y a en fait, aussi une hiérarchie dans la valeur de ces vertus.

Prévoir et se prémunir du changement

Un chef d’entreprise prévoyant essaie toujours d’imaginer et de visualiser les changements susceptibles de se produire dans un avenir prévisible. Il se prépare, en conséquence, à accueillir ces changements avec sérénité, bien préparé pour les affronter plutôt que d’avoir à les subir lorsqu’ils débarquent subitement. Sont concernés par cette démarche les moyens financiers à mettre en réserve (soit de la trésorerie, soit des capacités d’emprunt en temps opportun).

A titre d’exemple, il est certain que des entreprises utilisant de la matière plastique à outrance, comme les embouteilleurs d’eau et de boissons gazeuses, savent que l’interdiction du plastique à usage unique est derrière la porte et qu’elles ont dû déjà penser de quelle façon le remplacer par des matériaux non seulement écologiques mais abordables du point de vue prix. Par ailleurs, les gros utilisateurs de l’huile de palme, hautement nocive pour la santé, dans la production du chocolat et des snacks de toutes sortes doivent sérieusement penser au jour où cet ingrédient presque toxique sera interdit. Il y a des produits très connus, commercialisés par de grandes multinationales dans cette situation, et si elles ne se sont pas encore posées cette question, il est temps qu’elles s’y attellent.

Faire du changement une vertu

Les changements brusques profitent souvent à une poignée d’entreprises, notamment celles qui sont aptes à se réinventer à brève échéance, qui ont de la versatilité dans leur personnel, alors que les autres entreprises suivent, souvent avec du retard, en subissant les effets et en étant des suiveurs. D’autres, plus intelligents, ont la faculté de déceler dans ces changements des opportunités d’affaires. C’est ce qu’on appelle en anglais, avoir du « business acumen » ou l’esprit opportuniste.

L’ordinateur a été une révolution phénoménale et a changé diamétralement la conduite des affaires, pour ne pas dire la vie elle-même. Beaucoup de fabricants d’appareils informatiques ont fait de très bonnes affaires, mais qui n’ont pas duré dans le temps. Mais dans cette industrie, celui qui a le plus profité pour arriver à l’eldorado de la richesse est Bill Gates, qui n’a jamais fabriqué un seul ordinateur de sa vie. Il a vu l’opportunité qui s’offrait à lui, et il a produit, pour alimenter ces ordinateurs et décupler leurs capacités, deux composantes intelligentes, notamment Windows et Microsoft Office, dont le monde dans son ensemble n’arrive plus à s’en passer. C’est cela, prendre avantage du changement, au vol, et en faire une vertu.

Les changements brusques profitent souvent à une poignée d’entreprises qui sont aptes à se réinventer à brève échéance.

Provoquer le changement

Cela est souvent l’œuvre des génies qui réfléchissent, avec passion, avec une vision à long terme en tête. L’exemple le plus faramineux dans cette ligue est le courrier-express DHL. Cette compagnie a imaginé un service de collecte de colis à domicile, un embarquement par le premier avion disponible, sa prise en charge à l’aéroport de destination, et sa livraison à son destinataire, même distant de 10 000 kilomètres, le tout en 48 heures. En plus, elle avait déjà identifié son marché cible : les entreprises, qui ont les moyens de payer et pour lesquelles « time is money ». Elle vend son service trois fois plus cher que le colis postal avion, sans se soucier de la concurrence des services postaux qui, par ailleurs, n’ont pas eu les moyens de riposter.

Ça, c’est du génie du début à la fin et une étude de cas en marketing, de l’introduction d’un produit de luxe. Elle est passée par les étapes visant à concevoir un produit, le doter d’avantages concurrentiels imbattables, l’identification d’une clientèle cible qui a les moyens de payer, et lui donner une image d’efficacité jamais vue. DHL est un concept très différent d’autres produits de luxe, comme les vêtements de marque. Ceux-ci exploitent la subjectivité de leurs acheteurs et leur besoin de se montrer différents, beaucoup plus que la recherche de la valeur intrinsèque de l’article lui-même. DHL a un produit 100 % objectif, qui cible le raisonnement cartésien de ses clients, et qui offre un produit avec un rapport qualité-prix imbattable.

Vivre du changement

Il y a des industries qui vivent du changement de leurs produits à des intervalles rapides pour être toujours à la pointe de l’innovation et de la mode. Ce sont celles qui s’adressent à la gent féminine, qui a toujours envie de se présenter sous un nouveau jour, et cette remarque n’est aucunement péjorative. Les produits de cette catégorie sont les vêtements, la bijouterie fantaisie, les chaussures et les sacs à main. Le succès de ce type d’entreprise est basé sur la recherche perpétuelle pour constamment apporter du nouveau. Dans ce créneau, tous les intervenants sont dans une course effrénée pour changer leur offre le plus fréquemment possible. Mais le gros danger de cette stratégie, c’est qu’il faut investir dans un produit nouveau sans jamais être sûr si la demande suivra pour le produit, et sans savoir si la clientèle verra dans le produit un bon rapport qualité-prix. C’est toujours un pari sur l’avenir, dont la clé du succès se trouve dans la tête des consommateurs, autrement dit, des tierces personnes, qui ont leur argent dans leurs poches et qui ont en face d’eux une offre variée venant de plusieurs producteurs. L’innovation, c’est tenter de faire l’offre subjuguer la demande, et cette activité à haut risque demande du courage, puisque c’est généralement la demande qui détermine l’offre.

Ceux qui ratent le train de l’innovation

Dans cette catégorie, on voit en tête la Compagnie Eastman-Kodak qui a dominé le marché de la pellicule photographique pendant 80 ans. Ses dirigeants disaient même, à l’époque, qu’on ne peut imaginer la photographie sans pellicule. Puis subitement est venue la photographie digitale, conçue probablement par un génie dans son garage, comme l’ordinateur Dell. Il n’est pas pensable que son inventeur n’ait pas proposé son produit et son brevet à Kodak, peut-être même en premier lieu. Sans entrer dans les détails, il est clair que Kodak n’a pas cru dans l’avenir de la photographie digitale et n’a pas pris avantage de cette avancée technologique sans précédent qui l’aurait maintenu en tête. Aujourd’hui, Kodak et sa pellicule sont des choses du passé.

Changer une activité toute banale en une industrie florissante

En 1966, l’Angleterre était au sommet du monde footballistique, ayant gagné la coupe du monde de football grâce au génie de Sir Alf Ramsey, l’entraîneur de l’équipe d’Angleterre. Il était l’inventeur du système 4-4-2 méthodique et scientifique, alliée à l’agressivité physique légendaire des Anglais pour rivaliser en efficacité le traditionnel football-spectacle 4-2-4 brésilien. Tous les autres pays n’en ont vu que du feu face à ce rouleau compresseur anglais.

Vingt-cinq ans après, faute maintenant de changer lui-même avec son temps, le football anglais était à la traîne face aux autres championnats, dont celle des Pays Bas de Yohann Cruyff qui étaient les pionniers d’un système nouveau appelé « le football total » où il n’y avait plus de répartition des tâches parmi les joueurs et où toute l’équipe, comme un seul corps, attaquait ou défendait selon le cours du jeu.

C’est toujours un pari sur l’avenir, dont la clé du succès se trouve dans la tête des consommateurs.

Au début des années 1990, les dirigeants footballistiques, avec le concours d’hommes d’affaires aguerris, ont décidé de faire du football anglais une vaste entreprise commerciale. La Football Association a été dissoute et a donné lieu à la création de la Premier League. La fondation sur laquelle reposait cette nouvelle stratégie était l’engouement légendaire du public anglais pour le football et son attachement émotionnel hors du commun pour ses équipes respectives, qui relègue le coût des billets d’entrée au second plan.

N’ayant pas de matière première de choix, notamment des joueurs qui pouvaient rivaliser en talent individuel les magiciens brésiliens et les quasi-scientifiques allemands, la Premier League a encouragé les équipes anglaises à importer cette matière première tant nécessaire, notamment des joueurs étrangers pour apporter du sang nouveau, Au fil des années, les gros salaires qu’offrent les clubs anglais ont attiré pas mal de joueurs de talent de tempérament latin, plutôt qu’anglo-saxon. A mesure que s’opérait cette transformation du jeu, pilotée par un mix de talent jamais vu ailleurs, la Premier League a démarché les chaînes de télévision pour les intéresser à acheter les droits de diffusion en direct des matchs dans divers pays, à commencer par les pays du Commonwealth, traditionnellement attachés aux équipes anglaises.

Ce débauchage de joueurs étrangers a continué avec succès, puisque les clubs anglais offraient aux joueurs de talent de toute origine beaucoup plus en termes d’argent qu’ils n’auraient gagné dans leurs championnats nationaux. A mesure que la qualité du football anglais continuait à s’améliorer et se muer en spectacle, au-delà du simple football, le réseau de télévision acheteur de droits de retransmission des rencontres de football s’est mondialisé. Aujourd’hui, la Premier League est devenue la ligue la plus suivie dans le monde, dans 180 pays.

Il y a 30 ans, toutes les rencontres de football anglais de première division se jouaient le samedi soir, en même temps, et le spectacle était clos à 9.00 pm. Les adeptes du football et les parieurs sur les « pools » Vernon et Littlewoods avaient les oreilles rivées sur « Sports Round Up » à 9.45 pm sur la BBC Radio pour prendre connaissance des résultats. Aujourd’hui les rencontres-phare se disputent à tour de rôle, à des heures différentes les samedis, les dimanches et mêmes les jours de semaine pour permettre la diffusion d’un maximum de rencontres et d’engranger un maximum de recettes de droits de télévision.

A cela s’est ajouté le sponsoring, qui se discute par centaines de millions de livres sterling et qui profite non seulement aux clubs, mais aux joueurs, individuellement. Pour maximiser l’image des joueurs, les sponsors dictent le comportement de ceux-ci, leur look et même leur façon de manifester leur joie lorsqu’ils marquent des buts. Tout ceci n’est pas le fruit du hasard ; les joueurs jouissent du concours des « image builders » professionnels, payés par les sponsors.

Les sponsors des joueurs sont principalement les équipementiers de football, alors que ceux des clubs sont de nature très variée. Il faut ajouter à cela le nombre gigantesque de maillots de football à l’effigie des clubs qui se vendent à prix fort dans le monde entier. La panoplie des sources de finance ne s’arrête pas là. Il faut aussi prendre en compte les noms des stades, qui prennent l’appellation des entreprises géantes, comme l’Emirates Stadium d’Arsenal (autrefois Highbury) et L’Etihad Stadium de Manchester city, (autrefois Maine Road), contre paiement.

Sir Alex Ferguson y a ajouté sa touche personnelle en recrutant des joueurs venant des pays pas vraiment esclaves du football, comme la Corée du Sud. En prenant un Ji Soon Park et en le faisant devenir une vedette de renommée mondiale, Sir Alex a ouvert une mine d’or par le biais de vente de maillots et de foulards griffés de la marque Manchester United dans un pays à forte population et à fort pouvoir d’achat. Tout cet argent est engrangé en sus des sommes astronomiques que rapportent la vente des billets (60% des fans de football anglais achètent des « Season’s tickets » qui apportent une trésorerie conséquente, en cash, avant même le commencement de la ligue).

Autre raffinement, alors qu’au début de la Premier League, les clubs anglais achetaient des joueurs déjà formés et ayant la réputation de vedettes dans leur championnat domestique, le football anglais se concentre maintenant sur une matière première plus jeune, moins chère, plus avide d’apprendre et plus faciles à manier pour leur faire intégrer la philosophie et la tradition d’un club. Ce sont des enfants, pour la plupart venant des pays africains, pour lesquels il n’y a pas de frais de transfert à payer, et ils sont recrutés dès l’âge de 12 ans. Le club se charge de leur logement, de leur formation footballistique ainsi que de leur éducation académique.

La transformation du football anglais ne s’arrête pas là : il s’offre aussi les services d’entraîneurs étrangers, tels Ranieri, Conté, Pochettino, Guardiola et autres Wenger, pour apporter non seulement des idées nouvelles, mais aussi pour se doter de plusieurs philosophies du jeu dont l’interaction ne peut qu’améliorer la qualité et la variété du spectacle. Tout ce mélange vertueux fait que le football anglais est devenu le show sportif le plus agréable à voir, le moins prévisible et le plus lucratif.

L’innovation, c’est tenter de faire l’offre subjuguer la demande, et cette activité à haut risque demande du courage.

La transformation et la professionnalisation sont telles qu’en faisant un savant mélange de la virtuosité artistique des Sud-Américains, de l’approche scientifique, presque mécanique des Allemands, de l’agressivité des Anglais et du physique supérieur des Africains, la Premier League domine le football européen, et en termes de rentabilité elle est sur un nuage. Il n’est pas fortuit qu’un FC Barcelone se trouve dans une situation financière très contraignante, à cause de la pandémie et le football pratiqué à huit clos pendant 18 mois, alors que tous les clubs anglais se portent bien financièrement.

Le succès du football anglais est plus profond que le sport lui-même ; c’est une victoire totale d’une stratégie de business bien pensée, qui s’est petit à petit donné les moyens de dominer le monde, sans aucune dépendance sur la matière première anglaise, notamment les joueurs.

La Premier League est un modèle vivant, et réussi, de la provocation d’un changement radical, d’une orientation stratégique toute nouvelle vers un objectif défini à l’avance, qui a été de transformer un sport en business lucratif et de donner de la satisfaction à une clientèle mondiale à un prix abordable. Les deux seuls atouts dont elle disposait au départ étaient l’inutilité de procéder à une segmentation du marché et d’identifier un marché-cible, puisque le bon football séduit les masses ainsi que les milliardaires (comme Coca Cola). Il faut ajouter à cela l’attachement plus qu’émotionnel du public anglais à son club, et sa loyauté indéfectible envers son équipe dans les bonnes comme dans les mauvaises années, en remplissant les stades de semaine en semaine. C’est un business qui est devenu un exemple de succès sans disposer de matière première (des joueurs de qualité) sur son sol.

Vouloir changer avant son temps

Cependant, l’innovation coûteuse a aussi ses risques, sinon toutes les entreprises en feraient leur cheval de bataille. L’avion de ligne supersonique Concorde a été, à son lancement, un produit révolutionnaire qui a fait beaucoup de jaloux, notamment les Américains. Il offrait un confort sans pareil et la réduction du trajet Paris-New York par quatre heures. Malheureusement, il y a 40 ans, cette économie de temps n’était pas considérée comme un avantage concurrentiel par les entreprises, et très peu de particuliers avaient les moyens de se payer un voyage en Concorde à plus de deux fois le prix standard. Cela a été une faillite commerciale de taille.

Concorde fait aujourd’hui partie de l’histoire, mais aura été un bijou, un changement majeur, qu’on a essayé de vendre avant son temps, sans succès. La faute a été une grosse lacune d’un principe de marketing de base, parce que ses promoteurs ne s’étaient pas assurés qu’un marché existait réellement pour ce produit, au prix qu’il allait se vendre.

Mubarak Sooltangos
Mubarak Sooltangos ([email protected]) est consultant en management, marketing et stratégie, formateur de cadres d’entreprise, et auteur de Business Inside Out (2018) et World Crisis – The Only Way out (2020).