Par Eric Ng Ping Cheun

De par ses mesurettes sucrées à l’endroit des consommateurs-électeurs, le budget national est devenu un outil de redistribution à des fins politiques, et non plus un instrument de stratégie économique. Déjà, les incitations économiques ne suffisent pas à motiver les opérateurs. Tout aussi importante pour la croissance économique est la culture, qui englobe les croyances, les valeurs et les préférences.

Voici huit ans, dans une interview à Mauritius Times (29 juillet 2016), Nikhil Treebhoohun déclara sans ambages que « we need a cultural revolution ». Évidemment, il ne faisait pas appel à une révolution maoïste, mais bien à un changement de mentalité. Le regretté Anil Gujadhur en convenait, écrivant dans le même journal (5 août 2016) que « a culture change would be in favour of the country ». Ces deux économistes expérimentés du secteur public connaissaient le poids des mots : l’expression « changement culturel » charrie une lourde charge émotionnelle dans une société ethnicisée, politisée, fonctionnarisée et conservatrice. Les premiers à craindre d’un tel changement, ce sont les élites politiques et économiques qui profitent du système de gouvernance, les bureaucrates qui font leur miel d’une administration tatillonne, les corrompus qui s’enrichissent en toute impunité, et tous ceux qui vivent aux crochets du pouvoir politique pour une nomination ou un emprunt. Le clientélisme et le népotisme sont l’alpha et l’oméga d’une société bloquée, cadenassée, sans réelle perspective, dont il convient de faire sauter les verrous psychologiques pour libérer la croissance économique.

Là où la culture constitue un obstacle au progrès, la modernisation est impossible sans changement culturel. Les économistes politiquement corrects sont peu enclins à le recommander. En niant la pertinence de la culture, ils permettent aux gouvernants de cultiver l’assistance sociale plutôt que l’esprit d’innovation si essentiel à la création de richesses. Or ce dont a besoin l’île Maurice, c’est une réforme culturelle, celle qui forge une culture de la performance et un capital humain tourné vers la productivité, ce qui attirera des investissements directs étrangers.

Les Mauriciens doivent avoir les particularités culturelles appropriées à créer des opportunités économiques, même dans un environnement difficile. C’est en adoptant les idées des Lumières, après avoir rejeté leurs croyances à la magie et à l’animisme, que les Européens sont parvenus à un haut niveau de développement. C’est après avoir admis la défaillance des institutions locales que les intellectuels du Japon ont commencé à moderniser leur pays au XIXe siècle. Si le nord de l’Italie a été plus riche que le sud pendant plusieurs décennies, c’est parce que ses habitants étaient plus ouverts aux étrangers, faisaient confiance aux personnes en dehors de leur famille biologique et investissaient plus dans des actions que dans des liquidités.

L’orientation à long terme est précisément une différenciation culturelle qui participe au succès économique. Les Asiatiques de l’Est excellent dans l’entrepreneuriat parce qu’ils sont réceptifs au sacrifice et à des gratifications différées, et parce qu’ils cherchent un capital d’épargne plutôt que la consommation ostentatoire. L’entrepreneuriat est en lui-même un processus long et risqué, qui requiert un travail patient et des années de planification. On doit aussi avoir une perspicacité entrepreneuriale et une éthique du travail telles que le démontrent les Hakkas de la diaspora chinoise.

Une autre différenciation culturelle est l’individualisme opposé au communautarisme. Pour expliquer un phénomène qui ne s’est jamais produit avant le XVIIIe siècle, en l’occurrence la croissance économique, les premiers économistes étaient obsédés par la culture.

Une société qui peine à évoluer culturellement échouera à se moderniser et à soutenir la croissance. économique.

La norme pour Adam Smith (1776), c’est que les gens regardent leur propre intérêt (« self-interested »), mais qu’ils le satisferaient en s’adaptant aux besoins des autres. Max Weber (1905) rend concrète la thèse smithienne en postulant que c’est la solide éthique du travail des protestants qui a fait émerger le capitalisme. Cependant, l’essor des économies japonaise, chinoise et indienne a détruit la notion wébérienne que seule la culture occidentale favorise l’industrialisation.

Si l’intérêt des économistes pour la culture revient en force, ils ne négligent pas pour autant les institutions, à savoir le système légal et les régulations. Mais les institutions ne sont-elles pas le produit de normes, de valeurs et de préférences ? L’île Maurice indépendante a délibérément opté pour le Conseil privé du Royaume-Uni, qui a bien servi son économie en garantissant une sécurité juridique aux investisseurs. De plus, inspirée de la Charte européenne des droits de l’homme, la Constitution de Maurice protège les droits de propriété, condition fondamentale d’une économie libre.

La diversité de la population, un aspect culturel, a aussi contribué à la transformation de l’économie mauricienne en produisant des effets de réseau positifs sur la promotion du commerce et de l’investissement à l’étranger. Deux autres facteurs y ont compté, notamment les incitations fiscales et la chance d’un contexte international favorable, à l’instar de la libéralisation de l’économie indienne qui a relancé l’offshore mauricien en 1992. On peut donc dire qu’un pays s’enrichit grâce à une combinaison d’institutions de liberté, d’incitations économiques, de culture et de chance. L’île Maurice en était un exemple, mais aujourd’hui le dépérissement des institutions économiques, les désincitations à créer des emplois, le faible taux d’activité des femmes, le vieillissement démographique, les instabilités géopolitiques et les poussées protectionnistes dans le monde constituent un mélange détonant pour elle.

Dès lors, une société qui peine à évoluer culturellement échouera à se moderniser et à soutenir la croissance économique. Et si, pour citer Victor Hugo, « il n’est rien au monde d’aussi puissant qu’une idée dont l’heure est venue », c’est bien l’économie de la culture.

« Investissement public » sans valeur

Chaque année, dans le budget national, mais aussi tous les cinq ans, dans les manifestes électoraux, les hommes politiques aiment dire à la population qu’on doit « investir » (notez les guillemets) dans tel programme, tel domaine ou telle organisation du secteur public. Cet « investissement » est un doux euphémisme pour plus de dépenses publiques, et « investir », une aimable litote pour taxer. Si l’investissement privé signifie risquer son argent pour réaliser des gains de valeur, « l’investissement public » consiste à prendre et dépenser l’argent des autres (les contribuables) afin de satisfaire des intérêts spécifiques et de se faire ainsi réélire. L’investissement privé crée des richesses, « l’investissement public » en détruit : le premier exige de différer des dépenses alors que le second relève de dépenses immédiates.

Sidérantes, les constatations du Bureau de l’Audit sur les investissements de l’État. On lit dans son rapport 2022-23 que, dans MauBank Holdings (23 années d’investissement), dans Mauritius Post (23 années), dans National Property Fund (9 années) et dans National Transport Corporation (8 années), « the entire investments of the Government, costing Rs 20.9 billion, have been wiped out by accumulated losses and were accounted at zero fair value ». On apprend aussi que « investments (at cost) totalling Rs 77.5 billion, representing some 85 per cent of the total cost of investments in Shares and Equity Participation, did not yield any return since they were acquired ». Parmi les 33 sociétés qui n’ont généré aucun rendement depuis leur création, se trouvent, outre les quatre susmentionnées, Central Water Authority (31 années d’investissement), SME Equity Fund (18 années), National Housing Development Company (17 années), Landscope (15 années), Polytechnics Mauritius (11 années), Mauritius Africa Fund (8 années), Wastewater Management Authority (7 années) et Metro Express (6 années).

Tous ces investissements non rentables démontrent que l’État n’est pas bon à « picking economic winners », mais plutôt à « throwing good money after bad ». Les raisons, répétées ad nauseam, sont l’incompétence, l’interférence politique, l’incurie bureaucratique et l’absence d’un vrai mécanisme de sanctions qui, pour citer Mauritius Times (5 avril 2024), « fosters a culture of impunity, where accountability becomes a mere afterthought rather than a guiding principle ».

Même sans ces raisons, les investissements étatiques échoueraient sur la base du fait que c’est impossible de déterminer la valeur dans le secteur public : il n’y a ici aucun système de prix de marché, et donc aucun contrôle par pertes et profits. Si, au contraire, toutes ces sociétés déficitaires étaient du secteur privé, elles auraient déposé le bilan depuis longtemps, ou bien leur direction serait mise à pied. Sans le verdict du marché, nul ne peut affirmer qu’un investissement est profitable.

Dans la sphère étatique, la « valeur » est dictée par l’influence qu’exercent les politiciens, les bureaucrates et les groupes de pression pour plumer le plus possible les contribuables. Il n’y a qu’un semblant de compétition dans les offres de service à l’État, et très peu d’incitations à minimiser les coûts ou à maximiser la productivité et la qualité des services publics. En l’absence de signaux de prix pour révéler les préférences des individus, on ne peut pas savoir correctement si un programme public satisfait la demande. Néanmoins, il n’est jamais temporaire, mais toujours permanent : en cas d’échec, le gouvernement ne l’arrête pas, mais double la mise pour qu’il soit un succès.

C’est impossible de déterminer la valeur dans le secteur public.

D’aucuns pointent les « défaillances du marché » pour justifier que l’État investisse. Or elles sont causées par les distorsions de prix créées par les interventions de l’État elles-mêmes. Ce sont ses politiques (salariale, fiscale, monétaire) qui empêchent le marché de purger les mauvais investissements privés pour revenir à une croissance saine. En investissant, l’État omet de prendre en compte les coûts invisibles qu’il impose sur la population, en termes de taxes, de dette publique (impôts futurs), d’inflation, de hausse de taux d’intérêt, d’effet d’éviction sur l’investissement privé et de désincitation à l’épargne.

Mais Adam Smith n’accorde-t-il pas au souverain trois devoirs à remplir ? Pour lui, « le troisième, c’est le devoir d’ériger ou d’entretenir certains ouvrages publics et certaines institutions que l’intérêt privé d’un particulier ou de quelques particuliers ne pourrait jamais porter à ériger ou à entretenir, parce que jamais le profit n’en rembourserait la dépense à un particulier ou à quelques particuliers, quoiqu’à l’égard d’une grande société, ce profit fasse beaucoup plus que rembourser les dépenses ».

Il faut toutefois préciser que le père de la science économique énonce là deux conditions qui autorisent une intervention de l’État dans l’économie, à savoir qu’aucune entreprise privée n’est capable de rentabiliser ces travaux publics, et qu’ils doivent bénéficier à toute la grande société, pas uniquement à un groupe aux dépens des autres. Quel programme public peut répondre à ces deux critères à la fois ? Pas beaucoup.

Si l’auteur de La richesse des nations (1776) admet que l’État construit des routes, des canaux, des ports et des ponts, c’est parce qu’ils facilitent le commerce de marchandises, assurent l’extension de la taille du marché et augmentent les débouchés. Reconnaissons que c’est justement dans ces infrastructures que notre gouvernement a énormément investi. Mais attention aux dépassements de coûts, tels que les Rs 550 millions de plus qu’a coûtés le SAJ Bridge. Car, pour citer Mauritius Times, « such cost overruns not only defy the principles of fiscal prudence but also betray a fundamental disregard for the public interest ».

Les « investissements publics » s’ajoutent au produit intérieur brut, mais n’accroissent pas la richesse du pays. Ils ne font que déplacer des ressources des gens, via la taxation ou l’endettement, vers d’autres personnes selon le bon vouloir du Prince. Un pays ne s’enrichit que lorsque, à l’instar des entrepreneurs, on crée quelque chose que les consommateurs valorisent.

Un artifice nommé PIB

Il est au coeur des débats économiques, ne serait-ce que parce que les décideurs politiques, les économistes, les financiers et les journalistes en font tout un plat : le produit intérieur brut (PIB), ou Gross Domestic Product (GDP), est un indicateur qui suscite des batailles de chiffres stériles et des querelles byzantines. Ce n’est pas que telle prévision, officielle, étatique ou privée, soit plus crédible que les autres : la méthodologie même du calcul du PIB est surréaliste, ne traduisant que très partiellement l’état de l’économie nationale, encore moins le bien-être individuel. Comme l’affirme Diane Coyle dans son livre GDP: A Brief but Affectionate History (2014), « there is no such entity as GDP out there waiting to be measured by economists. It is an artificial construct. » Du moins, écrit The Economist, « it is a deeply flawed gauge of prosperity ».

Conçu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour mesurer la capacité de l’économie à produire, le PIB a dévié de son objectif d’origine. Sous l’influence du keynésianisme, il est maintenant vu sous l’angle de la dépense. Certes, le PIB est estimé, et vérifié, de trois manières à la fois : l’approche production (elle additionne la valeur ajoutée à chaque stade de la production), l’approche dépenses (elle somme les achats effectués par les usagers finaux) et l’approche revenus (elle totalise les revenus générés par les ventes moins les coûts). Le problème est que les données requises par ces trois méthodes ne sont pas disponibles en même temps.

Le PIB est seulement un concept analytique qui aide à comprendre l’économie. Il ne peut pas être quantifié parce qu’il n’y a pas d’unité commune entre les biens et services. C’est impossible d’ajouter différents biens, qui n’ont pas de rapport entre eux, pour obtenir la production totale de biens. Afin de surmonter cela, les statisticiens établissent un prix moyen de tous les biens et services, qu’ils appellent « GDP deflator », et ils divisent la valeur monétaire des dépenses totales par cet indice des prix. Or celui-ci n’est qu’un chiffre arbitraire et irréel.

Même si l’on accepte le PIB, un de ses plus gros manquements est qu’il arrive très difficilement à saisir les biens intangibles. À quelques exceptions près, tels les ordinateurs, ce qui est produit et consommé est supposé être de qualité constante. Une telle hypothèse était tenable au temps de la production de masse et des fabrications uniformisées, mais elle devient moins fiable quand les services représentent aujourd’hui trois quarts du PIB mauricien.

Si certains services, tels les services numériques gratuits, sont exclus du PIB, d’autres y sont inclus de façon grossière. C’est ainsi que Statistics Mauritius réaffecte aux services d’exportation une très large part des revenus primaires reçus du reste du monde via les Global Business Companies. Une telle réaffectation n’est pas faite par la Banque de Maurice dans le compte courant de la balance des paiements. Sans ce réajustement des revenus primaires par le Bureau des statistiques, le secteur offshore aurait affiché une croissance négative en 2022 et 2023.

Ajusté à l’inflation monétaire, le PIB n’a pas du tout progressé en termes réels ces dernières années.

Entre 2013 et 2023, le PIB nominal a crû de 73 % pour s’inscrire à Rs 652 milliards. Entre-temps, la masse monétaire (Broad Money Liabilities) s’est accrue de 135 % pour atteindre Rs 826 milliards (127 % du PIB) au 31 décembre dernier. Les différences de variation entre les deux agrégats sont dues au fait que le PIB ne couvre pas toutes les transactions monétaires, mais uniquement les activités qui sont décrétées officielles.

Toujours est-il que la croissance nominale du PIB reflète la quantité additionnelle de monnaie dans l’économie : c’est de la croissance monétaire qui n’a rien à voir avec le progrès économique. Parmi les contorsions monétaires du PIB, augmenter les salaires ou le nombre de fonctionnaires fait grimper le PIB sans qu’il y ait création de richesse. Véritablement, il n’y a croissance réelle (en volume) de la production nationale que lorsque le stock de monnaie dans l’économie demeure constant. Ajusté à l’inflation monétaire, le PIB n’a pas du tout progressé en termes réels ces dernières années.

Au demeurant, si l’on prend l’usage d’électricité comme une mesure de remplacement du PIB, on note que les 709 gigawatts par heure consommés par le secteur industriel en 2022 sont inférieurs à la consommation annuelle de 2013 à 2019. De même, dans le secteur commercial, le nombre moyen annuel d’unités par consommateur en 2022 est moindre que celui de 2011 à 2019. L’efficience énergétique ne suffit pas à expliquer cette absurdité qu’une économie croît fortement en utilisant moins d’électricité…

La consommation, c’est ce qui obsède pourtant nos keynésiens impénitents. Comme les dépenses de consommation constituent la plus grosse part (82% à Maurice) de la demande globale, ils postulent que ce sont elles qui tirent la croissance de l’économie. Mais une hausse de la consommation (et accessoirement du PIB) ne signifie pas nécessairement que l’économie va mieux, ni que la population se sent bien, et inversement. Une réduction de la consommation peut vouloir dire que les gens préfèrent sacrifier des satisfactions présentes afin d’avoir plus de satisfactions, plus de produits, dans le futur. Ils verront d’ailleurs les fruits de leur épargne dans une baisse des prix. Et puis, la structure de production change en se renforçant à mesure que les ressources se déplacent des articles de consommation aux biens de production.

Le gouvernement et la banque centrale se fient au PIB, l’un pour justifier sa politique de taxation et de dépense, l’autre pour manipuler le taux d’intérêt et la monnaie à sa guise, dans le dessein de faire croire qu’ils peuvent dicter la croissance économique. En vérité, leurs interventions font du tort à l’économie, et ce sont les entrepreneurs qui sont les créateurs de richesses. N’étant pas tributaires des statistiques du PIB pour réussir, ces derniers s’intéressent plutôt aux informations spécifiques à leur business et sont guidés par les pertes et profits. Toutefois, ils ne peuvent pas se permettre d’ignorer le PIB, car il influence les politiques publiques qui ont un impact sur eux.

Sinon, les individus n’ont pas besoin du PIB pour indiquer s’ils vivent heureux : ils le savent eux-mêmes. Cet acronyme de trois lettres est un artifice du bonheur.

Eric Ng Ping Cheun
Eric Ng Ping Cheun vient de publier Un malade imaginaire (2023), en vente chez Bookcourt, Librairie Le Cygne et Librairie Petrusmok.