Par Mubarak Sooltangos

Au prime abord, il s’agit de bien comprendre la différence entre trois concepts et processus, à savoir l’élaboration d’une vision, d’une stratégie et d’un Business Plan. Chacun a sa portée et ses objectifs, différents dans leur nature, dont les échéances respectives sont aussi différentes et définies dans le temps. Ils sont très souvent perçus, à tort, dans l’esprit des gens, comme étant similaires et interchangeables.

La vision

Formuler une vision, c’est s’astreindre à une réflexion à long terme, et son objectif est de prévoir, ou tout au moins de rêver, où les propriétaires souhaitent voir leur entreprise dans un certain nombre d’années, en termes de taille, de performance et d’importance sur son marché. Comme le dit Stephen Covey : « Commencez en ayant la fin à l’esprit ». Si on a cet objectif final en tête, on a déjà une vision. Cet objectif final peut aujourd’hui paraître impossible à atteindre, car peu d’entrepreneurs ont, sous la main, les moyens de matérialiser ce souhait, mais le garder à l’esprit est un facteur motivant qui pousse à atteindre le niveau le plus élevé possible et à y travailler. Si finalement cette vision n’est pas satisfaite en totalité en raison de circonstances indépendantes de la volonté des gestionnaires, ils auront néanmoins atteint une étape importante louable, qu’ils n’auraient pu atteinte en l’absence d’une vision prédéterminée.

La stratégie

Une stratégie se joue sur un horizon plus proche que celui d’une vision, généralement trois ans.  Elle détermine les décisions et les mesures qui doivent être prises pendant ce laps de temps pour que l’entreprise progresse vers la vision fixée pour elle. C’est une réflexion de nature globale et la mise en œuvre d’un ensemble de mesures définies, avec un impératif de durée dans le temps, qui va consolider, modifier ou changer complètement la façon d’évoluer de l’entreprise. Tout ceci est bien souvent dicté par l’évolution de l’environnement de l’entreprise dans son secteur, dans son pays, ou au niveau mondial, ou par l’apparition de nouvelles contraintes et opportunités.

Le business plan

C’est un grand mot, mais ce n’est qu’une série de mesures concrètes destinées à mettre en œuvre la stratégie choisie, notamment en améliorant la performance de l’entreprise au niveau de sa production, de l’optimisation de ses ressources, de la surveillance de sa structure de coûts, d’affinement de son marketing et ses techniques de vente. Tout ceci vise à s’assurer que la stratégie, créée par la réflexion, la planification et l’audace, se matérialise en résultats concrets. Cela peut signifier une nouvelle façon de produire, mieux cerner et connaître son marché-cible, communiquer avec sa clientèle et les tiers, donner de la visibilité à ses produits, se créer une image, et vendre avec plus d’efficacité. Cela nécessite souvent l’alignement de ressources financières, techniques et humaines supplémentaires pour exécuter ce plan plus agressif que les précédents, tout au moins pour les douze prochains mois.

L’illusion de la stratégie collective et consensuelle

Il est devenu courant de nos jours pour les entreprises qui disposent de moyens financiers de réunir leurs cadres supérieurs et leurs dirigeants dans un lieu isolé comme un hôtel pendant deux ou trois jours pour réfléchir en groupe et élaborer intellectuellement une stratégie. Dans mon esprit, et aussi selon mon expérience, cela ne conduit à aucun résultat concret, car il est difficile pour une trentaine de cadres intermédiaires et supérieurs, ayant des rôles différents, des visions différentes et des niveaux de compétence et de maturité différents, d’exprimer leurs pensées et de parvenir à un consensus.

Le sens des affaires (business acumen) collectif n’existe pas. C’est une vertu de premier ordre dans les affaires, mais elle est strictement individuelle, et ne peut ni s’acquérir collectivement ni même se transmettre facilement. Le sens des affaires est le réflexe naturel de voir des opportunités commerciales à chaque observation, dans des circonstances différentes et avoir la capacité d’analyser une situation dans une perspective de business à très court terme. C’est une denrée très rare. Le sens des affaires signifie avoir l’ouverture d’esprit pour voir une opportunité, la travailler mentalement dans son esprit, puis la transmettre aux techniciens pour sa mise en œuvre. La pratique malheureusement courante aujourd’hui consiste à soumettre toutes les opportunités d’affaires à un comité et à la voir rejetée, car elle présente des risques. Il existe un célèbre adage qui dit : « Si vous voulez tuer une idée, confiez-la à un comité ».

Le sens des affaires ne peut ni s’acquérir collectivement ni même se transmettre facilement.

Certains esprits se font diriger par des concepts, d’autres par des procédés, d’autres par des processus, d’autres par des opérations et de la logistique et, malheureusement, un nombre grandissant par l’allergie au risque. Ils ont chacun leur propre objectif et leurs propres priorités concernant leur travail individuel et leur propre carrière en tête, et leur esprit opère souvent à différents niveaux, en autarcie. Parmi une trentaine de cadres, une majorité ne s’exprimera probablement pas, par peur de paraître ridicule ou parce qu’elle est incapable d’avoir une vision globale de l’entreprise pour oser un commentaire, et la rhétorique sera laissée à l’initiative de trois ou quatre leaders d’opinion (ring leaders). Comment parvenir à un consensus où la plupart des participants restent silencieux ? Si on veut être gentil, on peut dire que « silence is consent », mais les cadres invités à de telles réunions sont censées avant tout parler et émettre des idées ou détruire d’autres, et la vertu du silence n’aide pas.

La bonne marche à suivre

Le moyen le plus efficace d’élaborer une stratégie est de commencer par des réunions consultatives présidées par le Chief Executive Officer, avec les cadres issus des différents départements opérationnels, soit en tête-à-tête, soit en petits groupes de trois à quatre personnes au maximum, où l’interaction et le dialogue sont faciles parce que la réunion est informelle. Chacun a la possibilité d’exprimer ses idées et ses réserves sans être intimidé par la taille de l’audience. Un unique sujet est abordé à la fois pour obtenir une concentration maximale et éviter les détours inutiles.

Une fois ces réunions consultatives tenues, la formulation de la stratégie est l’affaire du CEO selon son meilleur jugement, car il est souvent le seul dans cet ensemble à avoir une vue globale de son entreprise. En fin de compte, c’est lui qui devra proposer et défendre sa stratégie devant son conseil d’administration, et, plus important encore, devra faire face personnellement au Conseil en cas d’échec. Aucun de ses cadres ne volera à son secours pour dire que cette stratégie et sa mise en œuvre sont le fruit d’une réflexion collective, entraînant une responsabilité collective.

Le CEO peut, au besoin, choisir de se faire aider dans cet ultime exercice de finaliser sa pensée par un groupe très restreint de hauts cadres, proches de lui, qui possèdent l’expérience, le jugement et la capacité de penser globalement et hors des sentiers battus. Il y a plus de chances d’obtenir un consensus avec ce groupuscule qui, par ses fonctions requérant de profondes réflexions, aura acquis la maturité nécessaire pour voir les choses dans leur globalité. Cette globalité inclut les nouveaux projets, l’investissement et son mode de financement, le besoin de croissance, les finances, les opérations, le management des ressources humaines, la logistique et le marketing.

Une réunion élargie regroupant l’ensemble des cadres peut alors être organisée pour leur faire part de la stratégie choisie et les inviter à donner leur avis sur ce projet, à le contester si besoin est, et à l’affiner. Il est dans l’intérêt du CEO de s’assurer que toute l’équipe adhère à la stratégie finale, de sorte qu’aucun de ses cadres ne puisse avoir le sentiment d’avoir été exclu de cet exercice important.

La réflexion stratégique omniprésente

D’un point de vue pratique, la stratégie doit se ressentir et se vivre au quotidien dans le cheminement des entreprises. Les évolutions qui s’opèrent chaque jour, comme les modifications de l’environnement commercial, les changements dans la demande, l’augmentation des prix des matières premières, les modifications dans la législation, les difficultés de vente, le progrès technologique et les mutations dans le comportement des concurrents, entre autres, devraient en permanence re-moduler le mode de gestion des affaires. Les difficultés doivent se résoudre sur-le-champ, et en plus, la réflexion doit se porter loin en aval pour déterminer comment améliorer la manière de faire de l’entreprise pour non seulement faire face au changement, mais prévoir les changements susceptibles de voir le jour, voire provoquer le changement pour être à l’avance sur le reste du marché.

Ainsi, l’exercice de formulation de la stratégie chaque fin d’année nécessitera moins de réflexion ardue. La stratégie devrait évoluer naturellement en réponse à ces changements. On ne peut pas s’asseoir et se creuser les méninges pendant trois jours pour faire une réflexion stratégique. Ce serait hautement théorique. Une stratégie ou le besoin de la modifier naît et se prépare dans l’esprit au fur et à mesure que l’entreprise évolue, de semaine en semaine, face à la réalité et en prévision du changement. Cette manière de procéder est plus sage et moins coûteuse que de se contraindre à s’adapter au changement avec une mentalité de suiveur, ce qui place l’entreprise en permanence en mode défensive face à ses concurrents.

La haute direction doit toujours vivre et respirer la stratégie.

Lier la stratégie et le business plan

Le Business Plan, qui doit s’adapter à la stratégie choisie, doit pouvoir énumérer tous les processus à suivre et les ressources à mettre en place pour atteindre l’objectif souhaité, dans tous les secteurs opérationnels, tout au moins sur les douze mois à venir. Il s’agit notamment de l’amélioration de l’outil et des techniques de production et de vente, du déploiement optimal des ressources humaines et des moyens d’obtenir des financements pour que ces projets se concrétisent.

Le Business Plan doit aussi donner l’assurance d’être capable d’opérer des changements plus fondamentaux, tels une modification de l’activité de base, un changement de marché cible ou une révision en profondeur (overhaul) du portefeuille de produits ou d’activités. Une stratégie qui ne repose que sur un maintien de la part de marché ou le besoin de croître parallèlement au taux l’inflation (organic growth) n’est guère une stratégie. C’est tout au plus un plan d’adaptation à son environnement concurrentiel pour ne pas disparaître.

Stratégies défensives sans croissance

Les stratégies qui visent uniquement la croissance organique sont celles d’entreprises très spécialisées comme Coca-Cola dont la couverture du marché a atteint un maximum. Elles n’attireront que la catastrophe si le goût et autres valeurs intrinsèques de leur produit changent. Leur succès réside dans la constance des fondamentaux de leurs produits, ce qui va à l’encontre de l’universalité de la règle selon laquelle ceux qui ne changent pas sont condamnés à disparaître. Comme toutes les règles, celle-ci a aussi ses exceptions.

Dans de telles situations, l’objectif habituel est de maintenir la part de marché et sa position dominante et d’empêcher les nouveaux concurrents de s’implanter sur le marché et de prendre racine. Même dans ce cas, il doit y avoir une stratégie pour atteindre cet objectif, et cette ligne d’action peut inclure une nouvelle présentation du produit et un nouvel emballage, un meilleur service-clientèle et des modes de production plus efficaces qui tirent parti des avancées technologiques en matière d’équipement de production ou de technologie informatique ou robotique. C’est un exemple de stratégie défensive d’un leader du marché.

Stratégies impliquant des changements fondamentaux

Les stratégies qui conduisent une entreprise hors de sa zone de confort vers une nouvelle activité comportent plusieurs risques qui doivent être pris en compte. Celles-ci peuvent perturber toute une philosophie d’entreprise à laquelle les employés s’étaient bien habitués. Cela s’applique, par exemple, lorsque la nouvelle orientation n’a aucun lien avec l’activité traditionnelle d’une entreprise à laquelle la pensée et la routine du personnel ont été adaptées. Si la nouvelle activité cible un marché différent du marché habituel et acquis, cela implique la communication avec un nouveau public consommateur qui a une psychologie et un goût différents, dans un langage et un style différent, qui lui convient. Cela peut également impliquer un changement d’orientation, de la production en masse à bas coût vers des produits de qualité ou vice versa.

Le CEO ne doit jamais se laisser prendre en otage par ses cadres techniques, souvent allergiques au risque.

Les grandes multinationales comme Unilever, Procter & Gamble et Samsung sont des entreprises multiproduits qui ciblent plusieurs segments du marché à la fois et elles excellent dans ce type de stratégie de recherche de volume avec un ensemble de produits parfois hétéroclite, ce qui nécessite des communications variées sur plusieurs fronts. Elles sont habituées à se procurer de l’expertise et de la matière grise pour lancer et piloter toute nouvelle activité qu’ils entreprennent. L’élément très positif de telles stratégies qui visent l’élargissement de leurs activités et de leur gamme de produits est qu’elle confère une stabilité aux ventes des entreprises multiproduits.

Stratégies dynamiques

Aucune stratégie, même si elle est définie et acceptée par un conseil d’administration, ne peut rester statique. La haute hiérarchie doit se réunir régulièrement pour faire le point sur l’évolution de l’entreprise dans son environnement et voir si la stratégie doit être modifiée ou si elle est devenue inadaptée ou inefficace, dans lequel cas elle doit être purement et simplement abandonnée. Cela revient à dire que la haute direction doit toujours vivre et respirer la stratégie, car celle-ci dictera sa manière de faire des affaires et conditionnera sa capacité à faire du progrès un objectif continu, même dans des circonstances et des marchés en mutation.

Prévision d’un plan B

Les entreprises intelligentes ont toujours un plan B pour faire face aux changements fondamentaux probables et même parfois prévisibles. Cela s’applique par exemple à l’utilisation de bouteilles en plastique dans l’industrie des boissons gazeuses. Bien que l’utilisation de cette matière hautement polluante soit devenue partie intégrante de cette industrie en raison de son faible coût, il convient de garder constamment à l’esprit que la législation en matière de protection de l’environnement peut mettre fin brutalement à l’utilisation de tels emballages à usage unique. Les producteurs doivent pouvoir trouver à brève échéance des emballages alternatifs à des prix abordables afin de ne pas modifier de manière significative leur structure de coûts. Cela peut impliquer de revenir aux bouteilles en verre ou de recourir à de nouveaux matériaux biodégradables. Si cette épée de Damoclès est toujours gardée à l’esprit, ainsi que le processus de réflexion sur la manière d’y faire face lorsqu’il se manifestera, le choc sera atténué.

La prérogative d’un CEO

Tout le monde aura compris la philosophie qui doit être à la base de l’élaboration d’une stratégie et ce qui vient en amont et en aval. Ce n’est pas une équipe de direction entière, assise dans une salle de réunion d’un hôtel cinq étoiles et encore moins un consultant externe grassement rémunéré n’ayant absolument aucune connaissance de l’éventail de produits, du marché et de la concurrence qui peut formuler une stratégie. C’est la prérogative d’un CEO, après avoir pris conseil auprès de son équipe, et il doit en être ainsi, car il sera toujours tenu personnellement responsable de tout échec ou carence. Il ne doit jamais se laisser prendre en otage par ses cadres techniques, souvent allergiques au risque et doit toujours avoir la prérogative de se passer de leur opinion. Les grands dirigeants du monde des affaires ne sont pas des gens susceptibles de céder à la dictature des académiques dans leurs entreprises respectives, et c’est pourquoi ils resteront des icônes pendant de très nombreuses années à venir.

Mubarak Sooltangos
Mubarak Sooltangos ([email protected]) est Consultant en Marketing et Stratégie et formateur des cadres d’entreprise. Il est l’auteur de Business Inside Out (2018) et de World Crisis – The Only Way Out (2020).