Par Alain Gordon-Gentil
Peu d’institutions mauriciennes peuvent s’enorgueillir d’avoir traversé pendant deux siècles et demi l’histoire de leur pays. Et quand je dis traverser, je parle aussi d’une véritable traversée. Celle qui, pendant 92 000 jours, n’a jamais vraiment connu de mer calme et qui a continué, sans faiblir, à naviguer sous les vents contraires et contraignants de deux colonisations ; avant de connaître la liberté politique qui, elle aussi, n’a pas été toujours synonyme de liberté tout court.
Tous les Mauriciens aujourd’hui le savent : la presse est menacée dans son existence même. En butte à des difficultés financières nées de l’évolution du monde, l’information, bousculée par le phénomène des réseaux sociaux quand donner son opinion vous donne l’illusion d’être journaliste ; quand toute parole se vaut, avec pour résultat qu’aucune n’est entendue. Mais la menace principale qui pèse sur la presse mauricienne, elle, est de nature foncièrement politique. Elle se précise. Ou plutôt s’accentue chaque jour un peu plus.
Que le pouvoir se méfie de la presse, c’est normal, j’allais même dire souhaitable. Cette méfiance a heureusement le mérite d’être largement partagée. Il y a, il y aura toujours, conflits entre les deux institutions que sont l’État et la presse. Le premier a des choses à cacher, la seconde a le devoir de dire. Dès lors, la tension est inévitable.
Mais en 2023, nous avons largement dépassé le seuil de la tension. La presse est aujourd’hui traquée méthodiquement, comme jamais elle ne l’a été. Pas une loi bâillon ne lui est épargnée. La strangulation économique est devenue méthode de fonctionnement. La menace policière sur les journalistes est quasiment constante, l’emprisonnement pour simple commentaire sur les réseaux sociaux est maintenant une réalité pour les journalistes qui ont choisi de garder une liberté de penser. Nous sommes au dernier pas de vis de l’étau.
La strangulation économique est devenue méthode de fonctionnement.
Voilà pourquoi Pamplemousses Editions a cru nécessaire la publication d’un livre pour marquer les 250 ans d’existence de cette presse mauricienne. Presse sans laquelle aujourd’hui tant de crimes seraient restés suicides, tant d’appel d’offres juteux seraient restés secrets, tant d’injustices seraient restés silencieuses, tant d’attaques sur notre démocratie seraient passées comme des faits divers.
Sans cette presse nous aurions peut-être perdu, en tant que nation, notre faculté d’indignation sans laquelle aucune société ne peut se rendre meilleure et espérer des lendemains un peu fredonnants, à défaut d’être chantant.
La presse mauricienne n’a jamais cessé, en 250 ans de paraître. Sans discontinuer. Elle a bravé la révolution de 1789, la guerre de 1870, la première guerre mondiale, la seconde guerre mondiale, les affres de la colonisation. Nous sommes en 2024. Elle est toujours là. Présente. Debout. Refusant de plier. Luttant pour ne pas se mettre à genoux. Elle mérite d’être célébrée.
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