Par Michel Ahnee

L’île Rodrigues représente, pour l’île Maurice, une richesse humaine et territoriale, culturelle et économique considérable. Sans compter qu’elle est une destination touristique prisée des mauriciens par son accessibilité et le dépaysement qu’elle offre. Les Mauriciens tiennent à Rodrigues et ne veulent surtout pas la perdre. Parmi les questions qui déterminent le choix des Rodriguais à demeurer liée à l’île Maurice est celle de la place institutionnelle de Rodrigues dans la République de Maurice. Avant de parler des institutions autonomes de Rodrigues et des enjeux à identifier afin que Rodrigues conserve toute sa place dans la République, il est bon de commencer par un peu de géographie et d’histoire, lesquelles poussent les deux îles à se lier dans un destin commun.

La géographie, l’histoire et la démographie ont-elles façonné un destin commun ?

La place des deux îles, l’une par rapport à l’autre, c’est, en effet, d’abord une donnée géographique. Séparées par 560 kilomètres d’Océan indien, la plus grande île, Maurice fait 2040 kilomètres carré et, la plus petite île des Mascareignes, Rodrigues, fait 108 kilomètres carrés.

Ce rapport de 1 à 20 est aussi, approximativement, celui qui sépare la population mauricienne de celle de Rodrigues. Ces proportions géographiques et démographiques permettent de comprendre que Rodrigues puisse faire partie d’un plus large ensemble politique qui est celui de la République de Maurice.

Il reste que la distance entre Maurice et Rodrigues, est considérable. Par comparaison la Corse se trouve à 160 kilomètres seulement de la France continentale.

Rodrigues-Maurice dans un navire cargo comme le Mauritius Trochetia peut prendre 36 heures et l’ATR 72 c’est 1h30 de vol. Cette distance géographique suffit peut-être à expliquer qu’une administration de Rodrigues, centralisée à partir de Maurice, ne peut être qu’inefficiente. La distance est donc une donnée primordiale dans l’accession de l’île Rodrigues au statut d’autonomie politique dans la République de Maurice.

Les différences géographiques et topographiques entre les deux îles, expliquent encore leurs économies. La taille de l’île Maurice, avec des plateaux et des plaines, ses ressources abondantes en eau ont favorisé une agriculture intensive d’exportation avec la canne à sucre. Rodrigues, avec une plus petite surface et son relief escarpé, a connu une agriculture de subsistance, sa population vivant également d’élevage et de pêche.

Depuis sa découverte probablement en 1528 par le navigateur portugais Don Diego Rodriguez, les mouvements de colonisation sont donc modestes à Rodrigues. Depuis l’expédition de François Léguât, avec l’appui de la Compagnie des Indes, à la fin du XVIIème siècle, qui dura cinq ans, en passant par un second projet de colonisation en 1725 qui dura quatre mois seulement, il est certain que l’installation d’une colonie à Rodrigues n’est pas aisée. En 1804, pendant la période française, on y compte seulement 5 familles européennes et 82 esclaves.

En 1810, avec le traité de Paris, Rodrigues est cédée aux britanniques comme une dépendance de l’isle de France et en 1851 l’île compte 495 habitants, parmi lesquels 350 Malgaches ou Africains et un centaine de Mauriciens qui se consacrent à la pêche et au commerce du poisson salé. Et en 1839, lorsque l’esclavage est aboli par les anglais, Rodrigues ne connaît pas l’immigration indienne qui par contre change la démographie mauricienne.

Entre les deux îles, le contraste économique va encore s’accentuer à partir des années 70.  L’industrie touristique de masse prend de l’ampleur à Maurice. Et pour vaincre la pression démographique et le chômage, dans les années 80, Maurice devient industrielle. Sa performance économique fait d’elle un miracle africain.

Encore une fois, Rodrigues ne connut pas ces vagues de développement intensif. Des vagues de développement qui ont soumis les mauriciens à des bouleversements forcés de leur mode de vie, des structures familiales, des mentalités. Sans parler de l’impact sur l’environnement naturel. Tous les mauriciens, indistinctement, payèrent le prix de ce développement quelle que soit leur origine, leur religion, leur “communauté” comme on dit. C’est, en partie, en raison du contraste avec la paisible Rodrigues, que tous les mauriciens, indistinctement, portent dans leur psyché un attachement à Rodrigues comme à une part de Maurice préservée et protégée de la tourmente et des tourments de la croissance insuffisamment réfléchie et planifiée. La place de Rodrigues dans la République de Maurice, c’est aussi la place qu’elle a dans l’imaginaire et le coeur des Mauriciens, celle d’un havre de tranquillité et de ressourcement.

Il reste que le contraste entre le fort développement de Maurice et l’oubli de Rodrigues a aussi pu créer, chez les Rodriguais le sentiment d’être laissés pour compte. Le contraste d’un moindre développement a fait émerger une ambition légitime des Rodriguais à un progrès mieux partagé. Et c’est sans doute cette revendication économique et sociale raisonnable qui a provoqué la réforme institutionnelle profonde ayant donné à Rodrigues son autonomie politique.

Des institutions nouvelles pour Rodrigues au sein de la République

Historiquement, la lutte des Rodriguais pour obtenir sa pleine place politique remonte à aussi loin que les débuts de la démocratie à Maurice.

En 1915, 79 Rodriguais adressent un mémoire au roi George V d’Angleterre, déplorant que leur île n’ait pas été incluse en tant que district électoral dans la Constitution de 1885. Ils demandent que Rodrigues ait deux représentants élus au Conseil législatif. Cette demande est ignorée et les Rodriguais n’ont jamais eu de représentants au sein du Conseil Législatif.

Alors que les Mauriciens votent depuis 1885, il a fallu attendre les élections de 1967 pour que les Rodriguais votent pour la première fois. Le vote contre l’indépendance s’exprime très fortement à Rodrigues.

Avec l’île Maurice indépendante, Rodrigues devient enfin une circonscription électorale, la 21ème. Mais les Rodriguais n’obtiennent que deux représentants à l’Assemblée Législative alors que les autres circonscriptions de Maurice en ont trois, cela étant justifié par la Commission Banwell par le fait que le nombre d’électeurs à Rodrigues est plus faible comparé aux circonscriptions.

Malgré le progrès que cela représente, Rodrigues est restée administrée à distance de Port- Louis, elle n’est que l’un des dix districts de Maurice. Aujourd’hui il peut paraître évident que ce système centralisé d’administration ne pouvait être efficient compte tenu des incontournables réalités géographiques mentionnées plus tôt. Le développement de Rodrigues en a sûrement été pénalisé.

Il y a encore beaucoup de travail à accomplir pour le développement durable de Rodrigues.

Mais l’île Maurice est un petit pays qui porte un héritage colonial. Changer les institutions, et les lois léguées par le colon anglais, cela a toujours fait peur à Maurice. Très souvent, au moment d’engager des réformes, il a été difficile de trouver les ressources humaines et intellectuelles pour oser nous engager dans des changements institutionnels. De plus, le jeune État mauricien avait d’immenses défis économiques à relever et ne disposait pas des moyens financiers pour penser à la décentralisation, une préoccupation de pays riche.

Il faut donc saluer le courage de ceux qui ont lutté pour une structure autonome propre à Rodrigues. En commençant par l’Organisation du Peuple Rodriguais (OPR) de Serge Clair, dont le combat commença dès les années 70. Antoinette Prudence est un autre grand nom de cette histoire Rodriguaise. Une date marquante, est le 19 mars 1982 quand Sir Anerood Jugnauth, juste avant son élection de Juin au poste de Premier Ministre, se prononce dans un meeting MMM/PSM à La Ferme pour l’autonomie.

C’est le même Sir Anerood Jugnauth qui, en février 2001 alors qu’il est dans les fameux accords Medpoint avec Paul Bérenger, promet un “maximum d’autonomie” pour Rodrigues. Celui qui, en 1992, avait donné à Maurice le statut de République, tient sa promesse aux Rodriguais et le 20 Novembre 2001, l’Assemblée Nationale vote, à l’unanimité, non seulement, le Rodrigues Regional Assembly Act mais également un Constitution of Mauritius (Amendment) Bill qui inscrit l’autonomie Rodriguaise dans notre Constitution. Cette unanimité comme ce changement Constitutionnel démontrent le véritable attachement du peuple mauricien à Rodrigues.

Notre Constitution donne donc le pouvoir à l’Assemblée Régionale de Rodrigues de passer des lois et règlements, applicables à Rodrigues uniquement, dans 47 domaines de compétences qui sont énumérés par la Schedule 4 du le Rodrigues Regional Assembly Act.

Cela couvre à peu près tout sauf l’Éducation, la Santé et tout ce qui relève des pouvoirs régaliens comme la diplomatie et la sécurité.

Au sein de la République de Maurice, les Rodriguais ont donc, depuis le 12 Octobre 2002, une Assemblée régionale démocratiquement élue qui leur donne le pouvoir de décider, pour eux-mêmes, de ce qui est mieux pour Rodrigues. La lecture des discours du budget présentés devant l’Assemblée Régionale de Rodrigues permet de comprendre les défis de Rodrigues et comment le peuple Rodriguais s’y attaque. Avec, il faut le dire, le soutien financier massif de la République, mais c’est cela la décentralisation : le pouvoir central finance la démocratie régionale pour un développement mieux adapté et mieux exécuté.

Les différences ethno-religieuses entre Maurice et Rodrigues sont susceptibles d’exciter ces forces qui veulent faire de Rodrigues un énième enjeu de gué-guerre communautariste.

Mais cette autonomie, indispensable, n’est pas, pour autant, une solution miracle, il y a encore beaucoup de travail à accomplir pour le développement durable de Rodrigues. Et les enjeux doivent être identifiés afin de s’assurer que Rodrigues maintienne et s’installe encore mieux au sein de la République de Maurice.

Que Rodrigues garde toute sa place au sein de la République de Maurice

Il y a lieu de favoriser l’échange pour que s’expriment les perspectives rodriguaises et mauriciennes sur les deux îles et leurs rapports entre elles. Avec ces regards croisés, le travail d’avenir à accomplir pourra se faire sur trois axes qui nous paraissent essentiels :

– L’évolution des institutions de Rodrigues

– Le combat pour les valeurs républicaines qui réunissent le peuple mauricien comme le peuple rodriguais.

– Le développement de Rodrigues dans le respect de son environnement et de son identité.

Les institutions sont toujours perfectibles. Après plus de 20 ans d’autonomie, il y a certainement des améliorations à apporter au fonctionnement autonome et démocratique de l’île Rodrigues. Ces perfectionnements passeront nécessairement par le dialogue entre les autorités mauriciennes et rodriguaises. Mais les citoyens de Maurice et de Rodrigues peuvent et doivent participer à ce dialogue, car nous savons qu’il n’est pas bon de tout laisser entre les mains des politiciens. Il faut que s’instaure un dialogue qui puisse assurer une adaptation des institutions autonomes qui soit également une réponse adéquate aux velléités d’indépendance qui seront toujours présentes.

Il y a à Maurice (et peut-être aussi à Rodrigues) des forces anti-républicaines, obsédées par les appartenances ethno-religieuses. Les différences ethno-religieuses entre Maurice et Rodrigues sont susceptibles d’exciter ces forces qui veulent faire de Rodrigues un énième enjeu de gué-guerre communautariste. Et nous nous devons, en tant que républicains, contenir ces tendances de dissension et de division. Par ailleurs, la “mafiaïsation” de la société et des institutions mauriciennes, compte tenu de sa sévérité et du risque qu’elle se propage encore, pourra devenir l’argument principal pour une indépendance de Rodrigues.

Il y a enfin les enjeux de développement durable. L’île fait face à des défis majeurs, comme ceux de la pénurie d’eau et de sa distribution, qui nécessiteront encore des investissements de la République. L’île Rodrigues a la grande chance de pouvoir penser son développement au 21ème siècle en tenant compte des progrès réalisés par l’humanité, depuis quelques décennies, dans sa prise de conscience des enjeux environnementaux, humains et climatiques. En ce sens, l’île Maurice aurait beaucoup à apprendre en accompagnant Rodrigues dans une stratégie de développement durable. Afin de préserver ce trésor naturel et humain qu’est toujours Rodrigues, mais, également, pour tenter de corriger ce qui peut encore l’être à Maurice.

Michel Ahnee
Michel Ahnee , avocat, est un ancien président d’Amnesty International Maurice.