Par Mubarak Sooltangos

Dans un pays à revenu moyen où il y a vingt banques pour une population de 1,3 million d’habitants, soit un des marchés les plus compétitifs et saturés du monde, on aurait pensé qu’il y aurait une compétition parfaite qui pousserait le niveau du service vers le haut et les coûts de ces services vers le bas. Or la banque à Maurice est devenue un marché vendeur (seller’s market) où s’exerce une totale dictature de l’offre, avec des conditions de l’offre souvent outrancières, entièrement en faveur des banques et littéralement cadenassées.

Un constat général

Il n’y a rien de tel que de donner des exemples concrets, que j’ai personnellement vécus (ou subis) pour décrire la situation.

1) Sauf si on est une grosse boîte ou si on offre des garanties réelles (hypothèque/sûreté sur biens immobiliers) valant au moins 50 % du montant du crédit, obtenir un crédit bancaire, est devenu un parcours de combattant.

2) Le délai requis pour décaisser un prêt et pour certains d’autres services sont d’une durée franchement punitive.

3) Les coûts du crédit en termes de taux d’intérêt et de taux de change sont les seuls éléments qui semblent obéir aux lois d’un marché concurrentiel, et ce pour les grosses entreprises seulement. La plupart des coûts crèvent le plafond, et en plus, ils ne sont guère connus du client, sauf si celui-ci prend la peine de visiter le site web de sa banque, où ces coûts, comme requis par la loi, sont publiés, mais parfois présentés en petits caractères. A quand l’affichage des coûts en caractères lisibles dans les agences des banques, comme cela est obligatoire dans les supermarchés et autres boutiques de détail ?

4) L’abus de la technologie est devenu une tare, une procédure rigide où l’employé de banque a été converti en robot auquel aucune réflexion n’est demandée, jusqu’au point où se sclérose petit à petit sa faculté de réflexion. Où se trouve, dans ce désert intellectuel, la satisfaction de travail de l’employé, et à quoi servent les études tertiaires qu’il s’est payé à grand frais ?

Obtenir un crédit bancaire

L’employé de banque a été converti en robot auquel aucune réflexion n’est demandée.

Sauf si l’emprunteur est un client de longue date, présentant une surface d’actifs confortable, ses demandes pour une nouvelle activité, via un business plan sont passées à la loupe avec une rigueur sans compromis. Et de quelle manière ? On met sous un examen extrêmement rigoureux et systématique, souvent en n’ayant aucune connaissance du secteur d’activités, ses hypothèses concernant son chiffre d’affaires prévisionnel, son prix de vente et son taux de croissance annuel annoncé.

Tout cela, sans lui demander :

1) si son produit a des avantages concurrentiels sur ses adversaires qui lui permettent de percer sur le marché et de progresser ;

2) si ses équipements lui permettent de manufacturer des produits de meilleure qualité, ou en plus grand volume, ou plus vite que ses concurrents, en utilisant moins d’énergie, ce qui constitue des avantages concurrentiels de taille ;

3) quel est son marché-cible ? S’il est sur un marché de qualité permettant de tabler sur une marge de profit plus confortable, ou un marché de prix lui permettant, si ses prix sont plus compétitifs, de simplement balayer la concurrence et de viser haut en termes de volume ;

4) si ses termes de crédit à sa clientèle sont plus favorables que ses concurrents, ce qui lui permet de vendre plus.

Sur le plan des risques aussi, on oublie cependant de lui demander ceci.

a) Au cas où ses prévisions feraient état, par exemple, d’une croissance de 20 % par an sur la durée du business plan, si à un moment donné, après 4-5 ans, il ne devrait pas augmenter de manière conséquente sa capacité de production (faire un quantum leap) en ajoutant d’autres équipements coûteux, ce qui nécessitera des capitaux nouveaux.

b) S’il a fait des provisions pour marchandises invendues ou obsolètes, endommagées, volées, expirées (pour les produits alimentaires) et pour des crédits clients impayés.

c) S’il a fait provision pour des imprévus, sachant (ou ne sachant pas) qu’il n’y a rien de plus prévisible en business que les imprévus.

d) Si dans ses dépenses de marketing, il y a un budget suffisant pour mener des actions publicitaires et promotionnelles qui permettent de justifier les taux de croissance qu’il a prévus d’année en année.

Bien souvent, comme par magie, toutes les réserves bu banquier disparaissent lorsqu’il se rend compte que la garantie proposée est réelle, solide et valant deux fois le financement demandé. En termes simples, ceci n’est pas du « banking » mais du « money lending », lorsque le crédit est fait sur la base des garanties données, alors que toute garantie doit être prise pour pallier les manquements dans l’analyse critique du dossier de crédit par le banquier lui-même, et non pas pour justifier un crédit dont l’issue est douteuse.

En ce qui concerne les toutes nouvelles entreprises (les start-ups), c’est un parcours de combattant où le banquier prend un malin plaisir à démolir le business plan au lieu d’aider à l’améliorer et le structurer, sachant par ailleurs très bien qu’il s’agit bien souvent d’un jeune entrepreneur qui ne peut pas offrir des garanties en béton. C’est le cas typique, et triste, où un jeune entrepreneur, plein d’idées et d’enthousiasme, qui prend la peine d’étudier une possibilité de business, souvent innovante, qu’il a entrevue et qui rêve de devenir riche, voit en face de lui un banquier allergique au risque et qui n’a qu’un seul souci : comment ne pas perdre de l’argent. Il est suffocant, connaissant de tels cas de figure, d’entendre les banquiers dire à ceux qui leur apportent de business sur un plateau : « nous conseillons nos clients » ou « nous sommes à l’écoute de nos clients » ou « nous allons vous aider ».

Comment peut-on trouver une synergie entre deux partenaires en affaires (le demandeur de crédit et le pourvoyeur) qui ont des visées totalement contradictoires et qui ont les yeux rivés sur des objectifs totalement en déphasage ? La raison de cette situation absurde est celle-ci : le Relationship Manager n’a eu aucune formation sur le fait que la finalité du business est de faire des profits, et non d’avoir une aversion pour le risque pour ne pas perdre de l’argent.

Cette dernière est une vertu négative qui met le banquier constamment dans une attitude réfractaire, parce qu’il n’a pas été formé pour arbitrer entre un risque et une rentabilité. D’ailleurs, devant une demande de crédit, le banquier ne se pose jamais de questions sur la rentabilité d’un client emprunteur pour la banque, puisque les profits des banques se font automatiquement, par toutes sortes de commissions qui sont prélevées par « le système », et que les intérêts courent même pendant les jours non ouvrables, lorsque leurs portes sont fermées.

Les banques se font le plus d’argent sur le secteur offshore, et le marché local est un accessoire.

Une question se pose : comment, dans une telle situation de rigueur, où il y a partout des garde-fous et de solides barrières pour ne pas s’aventurer dans le domaine du risque, même calculé, les banques arrivent à tenir la gageure de perdre tant de milliards en créances en souffrance (bad debts) ?

Les délais subis par la clientèle

1) L’ouverture d’un compte de compagnie : pour cette opération, le banquier vous balance pas moins de 12 formulaires par email à remplir, à vous la corvée de les imprimer, de comprendre cette paperasse remplie de termes techniques et d’essayer de les remplir en vous tordant les méninges. Ces formulaires sont ensuite envoyés à la banque, et il s’ensuit un incessant va-et-vient pour corriger les erreurs qui ne sont pas toutes relevées en même temps, mais par chiquettes. Finalement, la durée moyenne de cette procédure harassante avoisine six semaines.

2) Un prêt-logement pour un ménage : techniquement, c’est une opération toute simple, bornée par des règlements rigides et codifiés, tels que la détermination de  la valeur du bien à acquérir, estimé par un évaluateur-maison qui donne toujours une estimation conservatrice, que l’analyste du crédit déprécie davantage pour arriver à un supposé « prix de vente forcée », les revenus du couple, leur capacité de remboursement, la domiciliation des salaires et la vérification de l’enregistrement du bien et des privilèges qui peuvent le grever auprès du Registrar General. Cet ensemble d’opérations mécaniques ne nécessitant aucune réflexion devrait se liquider dans 15 jours. Il est du domaine du mystère que les banques prennent en moyenne huit semaines dans un environnement concurrentiel.

3) L’encaissement d’un chèque en devises étrangères tiré par une banque d’outremer : il y a 40 ans, alors que les seuls moyens de communication avec l’étranger étaient le téléphone et le Télex, l’encaissement d’un tel chèque et le crédit en compte du client prenaient trois semaines. Aujourd’hui, avec tous les moyens de communication, tels le fax, l’email et le scanneur, une telle opération devrait se faire presque en temps réel, le même jour, mais elle prend six semaines. Lorsqu’on demande à un chargé de clientèle la raison de ce délai, il n’en sait absolument rien et évoque « les procédures établies ».

4) Les files d’attente interminables : les attentes au guichet sont, semble-t-il proportionnelles à la taille de la banque. Plus la banque est importante, plus ces attentes sont longues. Un marchand de fruits au marché m’a fait une fois cette sévère réflexion concernant une grosse banque : « Je n’accepte jamais un chèque de cette banque parce que je ne peux pas perdre une heure à attendre au guichet pour encaisser un chèque de Rs 200. » Un directeur de cette même banque m’a dit un jour cette énormité : « La faute est aussi aux clients, ils viennent tous à la même heure ». La solution est cependant toute simple, et elle s’appelle la division du travail. On ne peut pas confier à un guichetier, qui n’a pas beaucoup d’expérience, la responsabilité d’exécuter cinq tâches diverses (par exemple, vérifier le solde d’un compte, payer un chèque, faire un transfert d’argent, vendre et encaisser des devises et délivrer des chéquiers et des cartes bancaires) parce qu’il lui est difficile, mentalement, de passer d’une opération à un autre sans se déconcentrer et prendre plus de temps que nécessaire.

Les coûts des services

1) Les intérêts débiteurs : il y a quelque chose que peu de gens réalisent. Lorsqu’une banque frappe un taux d’intérêt de X % qu’il vous cote sur une base annuelle, ce n’est pas de l’intérêt simple, mais de l’intérêt composé. Un intérêt de X % par an, spécifié par contrat, devrait être prélevé techniquement (et peut-être aussi légalement) une fois l’an, comme son nom l’indique. L’intérêt est frappé mensuellement et c’est le taux mensuel qui est programmé dans l’ordinateur de la banque pour faire ce calcul. Pour celui qui effectivement règle le montant de l’intérêt aussitôt qu’il est inscrit à son compte, il y engage de la trésorerie. Pour un client dont l’intérêt est frappé sur un découvert (overdraft) qui fait grossir le solde débiteur sans qu’il y ait paiement effectif, l’intérêt mensuel s’ajoute à son solde débiteur, et c’est de l’intérêt composé, puisque le mois prochain il paiera de l’intérêt sur l’intérêt du mois précédent, intégré au solde de son compte et converti en capital emprunté.

Une garantie sur tous les biens futurs lie le client pieds et mains à sa banque.

L’intérêt sur les comptes d’épargne, par contre, est payé tous les six mois. Si la banque prétexte le travail administratif accru qu’un paiement mensuel entraînera, elle devrait virtuellement prendre en compte les intérêts mensuellement, créer une provision dans ses livres et prévoir, pour le prochain mois, un intérêt sur le solde en capital du mois précédent, majoré du montant d’intérêt du mois en cours, pour être dans la même logique que celle appliquée aux comptes débiteurs des emprunteurs. Il s’agit de faire une simple programmation dans son système informatique.

En moyenne les dépôts clientèle des banques leur coûtent 1 % par an, et leurs prêts se font à ces taux : prêt-logement 5 %, prêt personnel 8 %, financement des entreprises 7 %, et soldes débiteurs sur carte de crédit 20 %, ce qui représente des marges de profit brut allant de 500 % à 2 000 %. Sans commentaires.

2) La fameuse Facility Fee : un nouveau crédit entraine le paiement d’une Facility Fee de 1 % sur le montant du prêt sollicité. Cette aberration, selon les banquiers, sert à financer les dépenses liées à l’examen et au montage du dossier de crédit. Donc une banque, qui fait une évaluation du risque du crédit (credit appraisal) pour se mettre, elle-même, dans sa zone de confort, se fait payer par le client. Cette Facility Fee n’inclut pas l’évaluation de la garantie offerte par le client, et celle-ci lui est facturée en plus.

Cette démarche coercitive s’explique mieux par une analogie. Si un tailleur vous confectionne un costume sur mesure pour un prix de Rs 5 000, serait-il acceptable qu’au moment de la livraison, il vous réclame un paiement additionnel de Rs 300 pour avoir pris vos mesures ? Il ne demande pas plus qu’une comparaison avec l’absurde pour découvrir l’absurdité qui est devant nos yeux.

Il faut ajouter, à cette Facility Fee, toute une panoplie d’autres frais (environ 50) tels que les Folio Fees, les Ledger Fees, les Standing Order Fees, la commission exorbitante, allant jusqu’à Rs 1500 pour le renouvellement d’une carte de crédit, les Swift charges, la pénalisation de 5 % intérêt sur tout remboursement en retard, les écarts sur le taux de change des devises pour les petits clients, qui représentent le double des écarts pratiqués pour les gros clients. Et cela n’est qu’une partie des coûts réclamés.

Cartellisation de l’esprit

La banque est un marché vendeur par une cartellisation de l’esprit, tacite, sournoise, lorsque la même rigueur extrême est appliquée aux demandes de crédit par toutes les banques, et les coûts des services sont non officiellement standardisés, ce qui décourage un client de changer de banque. A mon époque, la Mauritius Bankers Association recommandait les taux d’intérêt et des commissions minima aux banques, ce qui était franchement une cartellisation. Je ne sais pas si cette pratique continue. Pourquoi une association de banques doit-elle exister entre concurrents ? Est-ce qu’une association de producteurs de poulet ou d’eau embouteillée serait acceptable sans qu’on crie au cartel ?

Par ailleurs, les banques se font le plus d’argent sur le secteur offshore (Global Business), et le marché local est un accessoire. C’est pourquoi leurs services (défectueux) sont si chers, services qu’ils réclament à la clientèle locale sur une base « à prendre ou à laisser ». Ces gros profits sur le Global Business se font en prenant avantage de l’attrait de Maurice en tant que centre financier et de nos traités de non double imposition négociés par le gouvernement. Il serait logique et juste de taxer les profits issus du Global Business à un taux majoré, disons de l’ordre de 25 %.

Finalement, il y a cette pratique ignoble d’inclure dans les « fixed and floating charges » les biens actuels et futurs des clients emprunteurs. Un bien immobilier évalué et qui sert de garantie à un prêt de Rs X millions ne suffit-il pas lorsque le montant du crédit n’augmente pas, d’autant que la valeur des biens immobiliers s’apprécie avec le temps ? Une garantie sur tous les biens futurs lie le client pieds et mains à sa banque, s’il n’y en a qu’une. Il ne peut pas diversifier ses emprunts à travers une autre banque, faute d’une garantie à offrir à cette nouvelle banque, et il se voit forcé de subir la loi de sa banque unique.

La situation se corse lorsque sa banque refuse de lui donner des crédits additionnels, et le client est simplement tenu en otage, au risque de perdre des opportunités d’affaires nouvelles, et pire, au risque de faire faillite si sa demande de crédit additionnel lui est cruciale pour passer un moment difficile par une perte de chiffre d’affaires temporaire, qui lui cause des pertes qu’il doit subir au détriment de sa trésorerie.

Si j’étais régulateur, je rendrais cette pratique outrageuse simplement illégale. Elle ne repose sur aucun fondement juste et honnête.

En conclusion, faut-il s’étonner que les banques à Maurice soient les entreprises les plus rentables par rapport à leur base de capital en termes de rendement du capital investi (ROCE) ?

Mubarak Sooltangos
Mubarak Sooltangos ([email protected]) parle en connaissance de cause, étant banquier diplômé et ayant eu une carrière de 18 ans dans deux banques internationales figurant parmi les Top Ten du monde, jusqu’au plus haut niveau. Il connaît le niveau de service que les banques donnaient il y a 40 ans en l’absence de toute technologie électronique, et à quoi ce service a été réduit de nos jours, dans l’ère du numérique qui aurait dû améliorer les choses.