Par Michel Ahnee

De quoi est-il question lorsque nous évoquons ce néologisme local « mauricianisme » ? Nous pouvons être d’accord que ce mot évoque une certaine manière de vivre ensemble à l’île Maurice, une certaine organisation sociale et politique. Nous parlons donc de régime politique, c’est-à-dire du système qui régit les relations entre les personnes dans une société et les relations entre les personnes et le pouvoir politique.

Lorsque nous mettons côte-à-côte les expressions “idéal républicain” et “mauricianisme”, ce qui frappe c’est l’asymétrie entre, d’une part, un concept bien défini, la République, qui a fait l’objet de millions de pages d’études et de réflexions dans toutes les langues, et d’autre part un néologisme local, très utilisé depuis longtemps dans la bien-pensance mauricienne, mais qui se réfère à quelque chose de finalement assez flou. Tellement flou que chacun peut mettre dans ce terme à peu près tout ce qu’il veut.

La seule définition écrite du “mauricianisme” doit se trouver dans le Diktioner Kreol de Arnaud Carpooran, Associate Professor à l’Université de Maurice, elle se lit comme suit : « 1. Sentiman apartenans ek atasman ki enn morisien resanti pou so pei eki opoze ek so santiman apartenans pou enn group etnik. 2. Ideal filozofik kot tou ban morisien sipoze ini otour enn bann valer komin. » ““Enn bann valer komin” ? Oui mais lesquelles ? C’est quand même très flou.

Il nous paraît donc primordial, pour dissiper le flou, de nous raccrocher à ce qui est net, clair, lumineux et précis, en rappelant ce que recouvre le concept de République (I). Une fois les idées claires sur ce qu’est la République nous pourrons nous demander si le flou artistique entretenu par le mauricianisme ne contribue pas à nous détourner de l’idéal républicain. En effet, puisque de par l’article premier de sa Constitution l’île Maurice est une République, et que tout devrait être simple, il faudra comprendre cette tendance à brouiller ce qui est net, clair, lumineux et précis pour à vrai dire tenter, sous prétexte de particularisme, d’accommoder les travers bien connus de la société mauricienne, communautarisme et castéisme (II).  Mais pour ne pas prendre le risque de jeter le bébé avec l’eau du bain, nous verrons s’il y a dans ce “mauricianisme” quelque chose à sauver qui soit compatible avec un idéal républicain sans compromission (III).

(I) La République nette, claire, lumineuse et précise

Si le régime politique qu’est la République est contemporain du siècle des lumières et de l’humanisme philosophique, cela n’est pas un hasard. Ce qui fait de toi un être libre, digne et égal à moi dans sa liberté et sa dignité, c’est la lumière de la raison qui se trouve en toi comme en moi et qui nous permet de faire des choix en tant qu’individus autonomes. Cette philosophie de l’homme et de sa place dans le monde qui prend le dessus à partir du 17ème siècle va accoucher d’un régime politique qui lui est compatible : la République. La République est la fille de l’humanisme. Ce régime politique détrône les rois et les reines pour faire de chaque individu doté de la liberté de conscience le souverain de sa propre personne. Le pouvoir politique en République appartient, à travers le suffrage universel à la somme des volontés individuelles. La somme des volontés individuelles se nomme la volonté nationale. C’est pour cela que dans la République de Maurice, l’organe souverain du pouvoir politique s’appelle l’Assemblée Nationale, qui rassemble en son sein les représentants de la nation élus au suffrage universel.

Quels sont les principes de ce régime politique qu’est la République ? Je vais citer des extraits d’un texte.

Article premier – Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.

Article 2 – Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.

Article 3 – Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.

Article 4 – La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.

Article 5 – La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas.

Article 6 – La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.

Article 10 – Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.

Article 11 – La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.

Article 12 – La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux à qui elle est confiée.

Article 15 – La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration.

Article 16 – Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution.

Article 17 – La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité.

Voilà posés dès 1789 dans la Déclaration des Droits de l’homme et du Citoyen, les grands principes de la République. Avant la France, dans sa déclaration d’indépendance de 1776, puis dans sa Constitution de 1787, les États-Unis fondèrent la première République.

En 1992, l’île Maurice est devenue une République, ce faisant elle changé le principe même de la souveraineté politique. Depuis cette date, en effet, la souveraineté politique n’est plus détenue par le Monarque britannique mais par la nation mauricienne. La nation mauricienne n’étant rien d’autre que la somme des volontés individuelles des citoyens libres et égaux. Nous étions les sujets de sa Majesté la Reine et en 1992 le souverain devient chacun d’entre nous. Voilà la République! Franchement, avec tout le bagage historique et conceptuel que nous donne la République, avec tous les principes d’organisation sociale et politique qu’elle nous apporte, quel besoin avons-nous d’aller chercher ce concept creux de “mauricianisme” ?

En République ce sont les citoyens qui détiennent le pouvoir politique et ils sont supposés l’exercer en faisant usage de leur raison et de leur intelligence.

(II) Le mauricianisme, un symptôme de l’ignorance de la République

Comment se fait-il que depuis l’avènement de la République à Maurice, il y ait eu si peu de réflexions, de publications sur notre nouveau régime politique constitutionnel ? Pourquoi les Mauriciens, qu’ils soient politiciens, universitaires ou simples citoyens, se sont tant désintéressés de ce changement constitutionnel majeur, je dis bien majeur, de 1992 ? Combien de publications sur la République sont sorties des cerveaux du département “Political Science” de l’Université de Maurice ? Apprend-on aux élèves dans nos écoles, ce qu’est la République ?

Il faut bien le constater, notre pays souffre d’un dramatique déficit cognitif sur ce qu’est la République. Pour reprendre une expression locale “Nou San Compran”. C’est pour combler ce déficit cognitif de notre régime politique que nous nous gonflons de “mauricianisme”.

La République qui a dans l’histoire suscité tant de révolutions, la République pour laquelle tant de vies ont été sacrifiées, la République, fille de l’humanisme, est dans notre pays ignorée. Elle est là, elle est sous nos yeux, mais pour beaucoup elle demeure invisible, on ne la voit pas. Elle n’est pas laissée de côté parce qu’elle est combattue, non, c’est juste que l’ignorance, le manque de culture politique, font qu’on ne la voit pas. Les Mauriciens sont assis depuis 1992 sur un trésor immense, un des biens les plus précieux de l’histoire de l’humanité, mais ils ne le savent pas.

Alors pour combattre le communautarisme, on a recours aux bons sentiments du  “mauricianisme”, pour trouver des arguments, pour susciter l’ardeur au combat. Mais c’est comme si nous allions chercher des arcs et des flèches pour combattre un ennemi, alors qu’à portée d’intelligence, nous avons cette magnifique machine de guerre conceptuelle qu’est la République. 

Et, puisque, nous l’avons dit, chacun peut mettre dans le “mauricianisme” sa propre vision des choses, cela mène à de grossières bêtises et à des contresens gros comme des maisons. L’exemple le plus flagrant de ce genre d’ineptie est cette expression d’école maternelle que nous connaissons tous : « La nation arc-en-ciel ». Vous voyez l’arc-en-ciel avec des couleurs bien séparées, des communautés bien séparées qui vivent en harmonie ? Et bien la République c’est le contraire d’une alliance de communautés. Les souverains dans une République ça n’est pas quatre ou cinq communautés souveraines chapeautées par des organisations socio-culturelles. En République ce sont les citoyens qui détiennent le pouvoir politique et ils sont supposés l’exercer en faisant usage de leur raison et de leur intelligence.

Combien de fois n’entend-on pas dans la droite ligne d’un “mauricianisme” ignare : “La nation mauricienne est composée de différentes communautés”. Encore une bêtise. Dans notre Constitution républicaine, la Nation est composée de citoyens, d’individus capables de penser par eux-mêmes. Les citoyens ne sont pas supposés être des moutons appartenant à des troupeaux qui votent en bloc suivant les instructions de leur chef de troupeau.

Mais je ne voudrais pas paraître trop sévère face à tant de naïveté. Je voudrais quand même donner une chance de salut à tous ces bons sentiments qui sont à l’origine du concept creux qu’est le mauricianisme. Mais pour cela il faudra qu’il revoie ses ambitions à la baisse.

(III) Un concept qui n’interfère pas avec le régime constitutionnel républicain : la “mauricianité”

Le suffixe “isme” est utilisé dans la composition d’un mot pour désigner une théorie, une idéologie, un courant de pensée philosophique ou politique. Or quand la seule chose que l’on a, c’est quatre lignes dans le Diktioner de M. Carpouran, il me semble que s’affubler d’un “isme” expose dangereusement au ridicule. Et c’est dommage, pour ne pas dire coupable, d’exposer le mot “mauricien” au ridicule en lui ajoutant le suffixe “isme”.

En cherchant à se positionner comme un idéal philosophique et politique, le mauricianisme embrouille l’esprit des Mauriciens sur le seul véritable régime politique et pousse à des erreurs dans la compréhension de notre régime constitutionnel.

Ce dont nous avons besoin, c’est d’une pratique, d’une façon d’être avec l’autre, dans une sociabilité ouverte et accueillante de la diversité mauricienne – la “mauricianité”.

Mais ce qui est vrai, par contre, c’est qu’il existe un état de fait démographique dans notre pays. En raison de l’histoire, la population mauricienne n’est pas homogène d’un point de vue ethno-culturel. Dans le monde moderne toutes les grandes démocraties sont confrontées à la diversité ethno-culturelle. Mais il reste que dans la plupart de ces pays cette diversité est constituée de minorités ethno-culturelles. À l’île Maurice nous n’avons pas de majorité ethno-culturelle, nous avons de gros groupes ethno-culturels juxtaposés.

La meilleure réponse, d’un point de vue politique, à cette situation c’est la République qui est la mieux à même de combattre un communautarisme qui cherche à éliminer le citoyen souverain pour le remplacer par les communautés souveraines.

Mais du point de vue de la vie pratique de tous les jours en société, dans nos rapports avec nos concitoyens différents de nous d’un point de vue ethnique et culturel, il y a une manière d’être qui fait que nous sommes de meilleurs ou de moins bons Mauriciens. À un bout du spectre certains Mauriciens ne fréquentent que des personnes ayant le même background ethno-culturel qu’eux, ne connaissent pas la culture de l’autre et ne sont pas intéressés à la connaître mieux. À l’autre bout nous avons des mauriciens ayant une connaissance de la diversité ethno-culturelle qu’ils pratiquent dans leur vie en société.

Ce dont nous avons besoin, c’est, non pas une doctrine, nous avons déjà celle de la République, ce dont nous avons besoin c’est d’une pratique, d’une façon d’être avec l’autre. Une pratique, une façon d’être, dans une sociabilité ouverte et accueillante de la diversité mauricienne. Cette pratique, on pourrait l’appeler la “mauricianité”. Et il est certain que la “mauricianité”, qu’il faut rapprocher de l’idée de fraternité, ne peut qu’être un bien et même une valeur à cultiver au sein de la République de Maurice.

Michel Ahnee
Michel Ahnee, avocat, est un ancien président d’Amnesty International Maurice.