Par Michel Ahnee

Il paraît nécessaire, pour partir du bon pied, de nous interroger sur le sens du mot “République”. Lorsque l’île Maurice devient une République le 12 mars 1992, l’école mauricienne ne s’est pas mise à enseigner ce qu’est la République. Pourtant, ce changement de 1992 est crucial, car il s’agit, tout bonnement, d’un changement de notre régime politique. Et il est quand même triste, pour ne pas dire stupide, de vivre sous un régime politique sans savoir le définir et le distinguer des autres types de régimes.

Je ferai d’abord un survol très synthétique de l’histoire des régimes politiques. Puis nous verrons comment l’avènement de la République est un tournant absolument révolutionnaire de l’histoire de l’humanité. Enfin, j’examinerai la philosophie qui sous-tend la République ou, pour le dire autrement, quelles sont les valeurs de la République.

1) L’histoire des régimes politiques : la communauté contre l’individu

Un Régime politique établit (i) la justification de la légitimité du pouvoir politique qu’exerce un souverain et (ii) l’architecture de gouvernance du groupe humain. 

Pour que les individus se soumettent à un souverain, un chef, il faut que celui-ci soit perçu comme légitime. 

Dans la forêt amazonienne, c’est possiblement le chasseur le plus expérimenté qui sera le Chef, car il sait la nourriture pour le groupe. Au moyen âge, le Chef sera le Seigneur, propriétaire du château fort et d’une armée, car il peut protéger la population contre les hordes barbares. Le souverain est donc désigné en fonction d’un principe de souveraineté qui le rend légitime, assurant ainsi la soumission des individus à son pouvoir de direction de la communauté.

Ainsi en monarchie, le principe de souveraineté est le pouvoir de droit divin. La devise de la monarchie britannique, aujourd’hui encore, est « Dieu et mon droit ». Ce qui fait qu’un individu est roi, c’est qu’il a été désigné par le Dieu de la communauté. Voilà pour ce qui est du principe de souveraineté et de la nécessaire légitimité du souverain.

Mais pour saisir l’essentiel de l’histoire des différents régimes politiques, il nous faut examiner le paradoxe fondamental de la nature humaine. Ce paradoxe de l’homo sapiens est le suivant. D’une part, l’humain nait seul et meurt seul, sa vie n’est que la somme des représentations créées par son cerveau individuel à partir de ses cinq sens qui lui permettent de percevoir le monde extérieur. Nous n’avons pas un cerveau commun, tout ce que chacun de nous vit n’existe qu’à travers le filtre de notre propre système nerveux central individuel. Pourtant, cet individu humain, doué d’une conscience individuelle, à elle seule, créatrice du monde et de l’univers, cet individu humain ne peut survivre et se développer qu’en groupe. Ce paradoxe marque l’histoire de l’exercice du pouvoir politique, car ce paradoxe fait naître un conflit entre d’un côté les aspirations individuelles et de l’autre l’intérêt du groupe. Et pendant 200 000 ans, l’histoire des régimes politiques est celle de l’écrasement de l’individu par ce pouvoir politique, nécessaire à la survie du groupe humain.

Que ce soit dans une tribu primitive, dans la Rome ou la Grèce antiques, dans la Chine des dynasties impériales, dans la Perse médiévale ou en monarchie dans l’Europe du 17ème siècle, nous avons des sociétés extrêmement inégalitaires où en dessous du roi, de la reine et du p’tit prince, il y a des castes privilégiées de militaires et de prêtres. Si, en tant qu’individu humain, tu n’es pas dans les castes au pouvoir, tu as intérêt à te tenir à carreau, car ta vie et tes opinions ne valent pas grand-chose. Des normes sociales extrêmement strictes sont tissées pour maintenir les classes dirigeantes au pouvoir et écrasent l’individu humain qui n’est en fait qu’un mouton dans un troupeau soumis à la volonté du Prince.

L’intérêt de la communauté est constamment mis au-dessus des aspirations individuelles.

Le pouvoir fait naître l’opposition au pouvoir.

Le pouvoir fait naître l’opposition au pouvoir.Et ces régimes, impitoyables pour l’individu, n’ont pas pour autant apporté la stabilité politique. Car, autre problématique bien humaine, dès qu’un chef exerce le pouvoir, émerge, automatiquement, invariablement, inévitablement, le projet de… le renverser. Le pouvoir fait naître l’opposition au pouvoir. Combien de rois, de maharajas, d’empereurs ont été renversés et à qui on a coupé la tête ? Mais pour un coup d’Etat qui réussit, combien échouent ? Il y a donc beaucoup, beaucoup plus d’opposants au pouvoir politique qui se sont retrouvés sans tête. C’est l’histoire des sociétés humaines pendant 200 000 ans.

Ou plus exactement pendant 199 700 ans, car il y a 300 ans est né l’idéal Républicain.

2)  L’idéal Républicain ou comment a été résolue la quadrature du cercle 

Les textes fondateurs des deux premières républiques modernes, l’américaine et la française, posent un principe proprement révolutionnaire : le pouvoir politique n’a de légitimité que s’il a pour objet de protéger…l’individu et ses droits.

(a) Les aspirations individuelles placées au coeur du régime politique 

Comme tout régime politique, la République met en place des institutions en vue de gouverner la société. Mais, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, ce régime politique a pour but premier la protection des droits de l’individu et de ses aspirations. C’est la déclaration d’indépendance des Etats-Unis de 1776 qui le dit le mieux : « We hold these truths to be self-evident, that all men are created equal, that they are endowed by their Creator with certain unalienable Rights, that among these are Life, Liberty and the pursuit of Happiness. — That to secure these rights, Governments are instituted among Men, deriving their just powers from the consent of the governed, That whenever any Form of Government becomes destructive of these ends, it is the Right of the People to alter or to abolish it. »

La Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen en 1789 dit la même chose : « Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli et le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements… »

Le but des institutions politiques est d’assurer la jouissance par l’individu de ses droits fondamentaux et de ses aspirations, « the pursuit of Happiness ».

C’est pourquoi les constitutions des républiques contiennent une déclaration des droits de l’individu. Le Chapitre II de la Constitution de la République de Maurice est donc consacré aux « fundamental rights and freedom of the individual ».

Le renversement est total. Le pouvoir politique et le maintien de l’ordre politique et social ne se justifient que si le but premier du régime est la protection de l’individu. Le mouton du troupeau, l’individu, est devenu roi. 

(b) L’individu devient le souverain

Qu’est-ce qui caractérise un Régime politique ? C’est son souverain. En République le seul et unique souverain, c’est la Nation. Mais qu’est-ce que la Nation ?

Chaque individu détenant une parcelle de souveraineté, la Nation n’est rien d’autre que la somme des volontés individuelles qui se sont exprimées par le suffrage universel. Les citoyens désignent leurs représentants à l’Assemblée Nationale qui vote des lois. Les lois expriment la volonté du souverain, nous sommes donc tous soumis à la loi, y compris le gouvernement. La République est un état de droit.

Avant 1992, Maurice était bien une démocratie, puisque le peuple déterminait son gouvernement. Mais elle n’était pas une République, car son Chef de l’État, donc son souverain, était un monarque de droit divin, la Reine. Après le 12 mars 1992, il n’y a qu’un souverain et un seul : nous, les citoyens. Nous sommes en République. À bien y réfléchir, après l’indépendance, l’avènement de la République en 1992 est le plus marquant “BLD” de l’histoire mauricienne.

Les hommes, tous égaux, car tous doués de raison, deviennent la valeur centrale.

(c) L’Opposition politique est accueillie dans les institutions

Puisque la République place en son cœur les aspirations individuelles, elle pousse le bouchon jusqu’à accueillir les individus qui veulent changer de gouvernement. On ne coupe plus la tête des opposants, on ne les jette plus à la Bastille. Puisque parmi les droits humains fondamentaux figurent la liberté de conscience et la liberté d’opinion, la République accueille l’opposition politique. Cela est également un progrès remarquable dans l’histoire humaine. En République, le Chef de l’opposition politique est intégré dans les institutions de gouvernance. Là aussi un formidable coup de Jujitsu.

3) Comprendre les valeurs républicaines

La République n’apparaît pas ex nihilo, par magie. Elle est l’enfant d’une philosophie, qui s’impose progressivement au siècle des lumières, et cette philosophie c’est l’humanisme.

Le premier pilier de l’humanisme est l’avènement de la raison. Au cœur de l’humanisme, il y a une grande lumière, qui s’abat relativement soudainement sur la planète terre. La découverte des pouvoirs de la raison humaine fait naître une nouvelle vision du monde. Il y a un avant et un après l’avènement de la raison. Avant, le monde était expliqué par des mythes, des légendes et des religions. Et puis, il y a un moment où l’on se rend compte que la réalité du monde peut être comprise, de manière exacte, par l’effort de raisonnement. Le monde n’est plus posé, une fois pour toute, par des révélations prophétiques, sa vérité est à découvrir.

Mais, attention, cette lumière extraordinaire qui perce le voile cachant la réalité, elle n’appartient pas à la communauté. La raison humaine a pour siège chaque individu. Et c’est ainsi que chaque individu, détenteur de la lumière, devient la valeur centrale de cette philosophie qu’est l’humanisme.

Le deuxième pilier de l’humanisme c’est la liberté. Car avec le pouvoir de la raison, vient la capacité de faire des choix éclairés, c’est le fameux libre arbitre. Et c’est ainsi que les hommes, tous égaux, car tous doués de raison, deviennent la valeur centrale.

La philosophie des droits de l’homme naît de cette idée qu’il faut protéger le libre arbitre que confère la lumière individuelle. Chaque individu doit pouvoir disposer d’un espace social suffisant pour vivre sa vie suivant ses choix éclairés. Mais ceci, tout en respectant les droits des autres individus, d’où l’adage : « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres ». C’est la fraternité.

La République n’instaure pas une architecture institutionnelle froide, sans âme. Ce qui est mis en place par la République se justifie et ne peut se comprendre que par la philosophie de l’homme et du monde qui lui donne naissance. La République est la fille de l’humanisme des lumières. Ce régime politique qu’est la République est celui qui est en adéquation avec la philosophie de l’homme et du monde.

Michel Ahnee
Michel Ahnee , avocat, est un ancien président d’Amnesty International Maurice.