Par Milan Meetarbhan

On confond souvent dans le jargon populaire droit et justice. Est-ce que Droit et Justice veulent dire la même chose ? Quand on dit « je vais recourir à la justice », est-ce la même chose que de dire « je vais avoir recours au Droit » ? Ou alors, est-ce qu’on a recours au droit pour obtenir la justice ? Est-ce la fonction des juges chargés de l’application du droit de rendre justice ? Est-ce qu’on peut obtenir justice sans invoquer le droit ?

Autant de questions auxquelles on n’a pas toujours de réponse. On a débattu pendant des centaines d’années sans pour autant être en mesure d’apporter des réponses définitives. Ou alors, on trouve des réponses qui sont souvent contradictoires car chacun peut apporter sa réponse selon le terrain où il se place pour répondre à ces questions. Le théoricien du droit pourrait avoir une réponse différente de celle de l’avocat appelé à plaider devant les tribunaux ou le juge chargé de trancher un litige. Le philosophe peut apporter une réponse différente de celle du théologien.

Les réponses peuvent être également différentes selon les attentes des justiciables qui intentent un procès devant un tribunal.

Ballade linguistique

Commençons par un bref rappel étymologique en se référant à des locutions françaises et anglaises, puisque notre société bilingue nous offre l’avantage de jongler avec des termes, voire des concepts, dans les deux langues pour mieux comprendre ces concepts. 

On dit que le citoyen se tourne vers la justice pour régler ses différends. On entend souvent dire qu’il ne faut pas se faire justice soi-même ou encore qu’il faut laisser la justice suivre son cours.  

Si on devait traduire ces phrases en anglais, on n’utiliserait pas forcément le terme justice pour traduire le terme français justice. Alors qu’en français on dit que le citoyen aura recours à la justice, l’anglais dira plutôt « he will take his dispute to the courts ».  Ou quand on dit qu’il ne faut pas se faire justice soi-même, on dirait en anglais : « He must not take the law in his own hands. » On demandera de « let the law follow its course » (il faut laisser la justice suivre son cours). 

Dans chacune de ces phrases on utilise le terme justice en français mais pas dans la version anglaise. 

Mais il faut souligner qu’en anglais on parle quand même de « the justice system » quand on se réfère à l’ensemble des mécanismes qui existent pour faire appliquer le droit et sanctionner le non-respect du droit. 

De même, en anglais on distingue entre « the law » et « the rights », alors qu’en français on utilise le terme droit à la fois pour law et rights. Il existe le droit et les droits. Donc en langue française, le terme droit comprend aussi bien le droit que les droits alors qu’on utilise deux termes différents en anglais pour le droit et les droits. En anglais, le droit, c’est the Law alors que les droits sont the Rights. On dit, par exemple, « you turn to the law » ou « you should know your rights. » Par contre, en français on dirait « consulter le droit pour connaitre vos droits. »

Cette petite ballade linguistique que nous avons le privilège d’effectuer en raison de notre bilinguisme nous éclaire sur les nuances qui peuvent exister dans l’utilisation de certains termes qu’on retrouve dans le langage commun. Si on utilise communément les termes droit et justice pour dire la même chose, tel n’est pas nécessairement le cas.

Il convient maintenant de définir les termes « droit » et « justice » avant de poursuivre la discussion. 

Quel est le sens du terme « droit » ?

Par « droit » on entend des systèmes normatifs globalement efficaces et incluant des règles de sanction au sens strict, c’est-à-dire des règles selon lesquelles la violation d’une autre règle du système entraîne, en dernier lieu, l’obligation d’exercer un acte de contrainte.  

On distingue entre droit positif et droit naturel. Le droit positif comprend l’ensemble des règles prescrites par les législateurs ou à travers des décrets pris par les autorités publiques alors que le droit naturel comprend des principes et des règles qui ont évolué avec le temps sans qu’ils soient explicitement “posés” par des institutions humaines.  

On peut dire que ce sont des droits innés – des droits qu’on possède de par le fait qu’on existe et qui ne sont pas octroyés par la puissance publique. 

La « théorie du droit naturel » est une théorie affirmant qu’il existe des normes qui seraient juridiques sans être produites à partir d’un ensemble de comportements humains. Une telle conception se heurte à l’impossibilité logique de déduire des propositions normatives à partir de propositions uniquement non normatives. C’est notamment le cas lorsque l’on affirme qu’une norme est valide en droit parce qu’elle est valide en dehors du droit ou qu’une norme de droit n’est en vérité pas valide en droit parce qu’elle ne l’est pas dans un ordre normatif externe au droit.

Une action humaine doit être approuvée ou rejetée en fonction de leur mérite au regard de la morale ou de la vertu.

Le sens du terme « justice »

Par « justice » on entend des ensembles de normes concernant la manière dont devrait se faire la distribution de « biens », au sens le plus large du terme, dans une société donnée. Les normes de la justice portent de manière constitutive sur un domaine déterminé de la « morale » si l’on entend par là tout ensemble de normes concernant le comportement humain indépendamment de toute sanction et de toute efficacité.

Le terme justice peut avoir deux connotations différentes. D’abord si le droit est l’ensemble des principes qui régissent la société, la justice est le respect et l’observation de ces règles.

Mais la justice est aussi un principe philosophique et moral fondamental : une action humaine doit être approuvée ou rejetée en fonction de leur mérite au regard de la morale ou de la vertu. 

On parle aussi de la justice rétributive, celle qui vise à rétablir l’ordre dans la société par l’imposition d’une sanction proportionnée au mal causé à la société ou à un individu. 

Quant à la justice distributive, on peut résumer ainsi cette théorie : Il faut rendre à chacun son dû. 

Pour le citoyen, la recherche de la justice, c’est la reconnaissance de ses droits qu’il estime avoir été lésés, et ce sera la justice réparative qui corrigera une inégalité ou une injustice. 

Dans le même ordre d’idées, on peut dire que s’il existe la justice rendue par les tribunaux établis par les institutions étatiques ou autres, il existe aussi la justice divine qui repose sur un ordre moral et dont les infractions sont “sanctionnées” sans qu’il y ait intervention humaine même si des juges peuvent parfois reconnaître et motiver leurs jugements par des considérations relevant du droit naturel. Selon certaines croyances, les sanctions pour infractions de l’ordre moral peuvent entre appliquées dans le monde de l’au-delà. 

La notion de justice divine ne présuppose pas une croyance en Dieu ou UN Dieu même si pour les croyants cela veut dire que Dieu châtiera ceux qui ont fauté, par exemple. Cette notion correspond à ce qu’on appelle le droit naturel : c’est dans l’ordre normal des choses que celui qui commet une injustice sera tôt ou tard rattrapé par la loi de la nature et qu’il subira les conséquences de son acte. C’est une notion qui s’apparente aussi à celle du KARMA.

Le juge ne crée pas le droit mais applique la loi

Après cette introduction plutôt théorique, essayons maintenant d’apporter quelques éléments de réponse à la question de savoir si la finalité du droit est la justice.

La première question qu’on se pose est toujours celle-ci : est-ce que ceux qui sont chargés d’appliquer le droit doivent rendre justice ?

On enseigne à l’étudiant en droit que la fonction du juge est d’appliquer le droit tel qu’il existe même avec ses imperfections et non de rendre justice. 

En d’autres mots, même si le juge est convaincu que dans le litige qu’il est appelé à trancher, il doit décider dans un certain sens pour rendre justice aux parties, il ne peut le faire car il est tenu d’appliquer la loi telle qu’elle existe même si cette application stricte de la loi a pour résultat une conséquence injuste.

Le juge n’est pas le législateur. Il applique la loi telle qu’elle existe. Il ne crée pas le droit. 

Dans une démocratie où existe la séparation de pouvoirs, la fonction législative est séparée de celle du judiciaire.

Une lecture sommaire de la doctrine de séparation de pouvoirs nous amène à la conclusion suivante : il revient au législateur élu par le peuple de légiférer, et au juge de veiller à l’application de la loi. Tout comme le législateur ne peut usurper les pouvoirs du judiciaire, le juge ne peut s’ériger en législateur et créer de nouvelles lois parce qu’il estime qu’une disposition de la loi qu’il est tenu d’appliquer conduira à une injustice. Le juge applique la loi mais ne crée pas la loi. 

La seule source légitime du droit est la volonté générale

Les philosophes ont longtemps discouru sur le fait que la justice repose sur la force et qu’elle n’est par conséquent pas toujours juste. Ils entendent par là que ceux qui sont chargés de rendre justice et d’appliquer la loi ont été nommés par ceux qui détiennent la force. D’autre part, les mesures coercitives décrétées par les juges ne peuvent être exécutées que par ceux qui détiennent la force. 

Selon Blaise Pascal, « la justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi, ne pouvant faire ce qui est juste fort, on a fait que ce qui est fort fut juste »

Le droit est nécessaire pour imposer des limites aux citoyens afin de maintenir l’ordre social et de protéger l’intérêt général.

Jean Jacques Rousseau abonde dans le même sens : « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir. » 

D’ailleurs, on sait que bien souvent quand un quartier est contrôlé par un gang, on dit « C’est le gang X qui fait la loi ici ». Peut-être que cette phrase lapidaire traduit bien ce que les philosophes ont écrit sur plusieurs pages !

Posons-nous maintenant la question suivante : est-ce que le droit est toujours JUSTE ? Si c’est le cas, est-ce que l’application du droit mène toujours à la justice ?

Est-ce que le droit est toujours doté d’une vertu intrinsèque ? Par conséquent, est-ce qu’il y a toujours une justice intrinsèque du droit ?

En fait, il existe dans des pays du common law hérité de la Grande Bretagne, la notion d’EQUITY qui permet à un juge de décider, dans certains cas, selon des principes d’équité en l’absence de dispositions expresses en droit positif. 

Cette pratique anglaise a également été adoptée par les juges à Maurice malgré la forte dominance des principes de droit français. On parle dans ces cas de equitable jurisdiction qui permet au juge d’émettre un ordre qui est considéré comme un equitable remedy

La question fondamentale demeure celle-ci : la Justice est-elle la finalité du Droit ? Cette question a été posée depuis des années, voire des siècles, et il n’y pas de réponse définitive possible car chacun tente d’y répondre en fonction d’une discipline qui est la sienne. Donc si on n’est pas toujours en mesure d’apporter une réponse à la question, on peut quand même proposer quelques pistes de réflexion.

On peut donc conclure en rappelant la thèse philosophique qui repose sur l’argument selon lequel la seule source légitime du droit est la volonté générale, cette volonté qui veille à l’intérêt général parce qu’elle représente la volonté de la majorité des citoyens. Le droit intervient au service de cette volonté à travers la justice institutionnelle qui, pour faire appliquer le droit, peut appliquer des sanctions. 

Dans la mesure où le droit est nécessaire pour imposer des limites aux citoyens afin de maintenir l’ordre social et de protéger l’intérêt général, le droit permet d’atteindre ce but sans nécessairement poursuivre l’objectif d’assurer que la justice soit rendue dans tous les cas.

Milan Meetarbhan
Milan Meetarbhan est avocat, Docteur en Droit International.