Par Mubarak Sooltangos

Nous vivons dans un environnement des affaires et d’establishment gouvernemental qui souffre d’un même mal, le travail en autarcie, avec des formations différentes, et aussi inadéquates, que nos gestionnaires n’arrivent pas à fédérer pour œuvrer vers un but commun. Dans notre secteur gouvernemental, on a des cadres de haut niveau (économistes, cadres de la banque centrale, experts comptables, régulateurs financiers) qui travaillent chacun dans leur bulle sans beaucoup de concertation. Dans une telle situation, il est difficile de travailler dans le cadre d’une stratégie globale, vers un but commun, dont, dans l’idéal, l’élaboration est du ressort du Premier Ministre, épaulé par ses ministres, aussi responsables de sa mise à exécution. Ce qui est par ailleurs inadéquat dans leur formation est l’absence de connaissance des affaires, dans le concret, qui les fait penser théoriquement et être loin de la conceptualisation des besoins réels de notre économie.

Ce qui en résulte est une discordance et la prise de décisions économiques, financières, fiscales ou d’investissement qui obéissent chacune à une stratégie qui se décide par secteur, sans fil conducteur entre eux. Dans toute vision gouvernementale, il y a certainement, juxtaposés, une stratégie économique et un but politique que l’on ne peut pas occulter, mais dont des conseillers valables et intelligents, doivent calmer l’ardeur (sans les ignorer) et faire un arbitrage constant où la stratégie économique, celle qui apporte de la croissance qui fait vraiment progresser le pays, tout en apportant des votes, a une prépondérance. Le meilleur exemple que je peux citer sur ce chapitre est la réussite durable, sur les deux fronts, d’un Lee Kwan Yu.

Faisant abstraction du volet politique, le secteur privé mauricien souffre de la même fragmentation dans l’ossature de ses entreprises. Il est rare de voir un ingénieur, un chef de production, un responsable du personnel, un responsable du Compliance, un auditeur interne, ou un directeur financier sortir de sa bulle et avoir, comme objectif final, non pas la performance de son département, mais ce qui est infiniment plus important, la profitabilité de son entreprise pour la pousser vers la croissance. Il est tout aussi rare que tout ce beau monde réalise qu’ils sont des pourvoyeurs de service à deux catégories de cadres plus importantes, notamment les Directeurs de Marketing et de Vente, puisque c’est sur ce terrain que se joue la survie et l’avenir de l’entreprise.

Il y a deux choses qui provoquent, voire favorisent cet individualisme au détriment du jeu d’équipe. D’abord, l’hyper dépendance sur les outils technologiques, telle l’informatisation à outrance, qui tend à mettre de côté la « process-driven attitude » au profit de la « procedure and task-driven mentality ». Cela est le résultat direct d’une nouvelle tendance à minimiser les risques au lieu de penser à la profitabilité. Il n’y a qu’à demander à un employé de banque de niveau intermédiaire où se trouve le potentiel bénéficiaire de la tâche qui est assignée à son département, comment le maximiser, comment se réalisent les profits, et à quel moment, et on se rendra compte de l’isolement intellectuel dans lequel travaille cet employé.

Ensuite, il y a la bureaucratie que génère cette fixation sur l’élimination totale de risques, laquelle fixation provient de la quasi-dictature d’une nouvelle catégorie de cadres, notamment les responsables du Compliance, les « anti-Money laundering managers » et les directeurs de risque. Dans cet amalgame, l’attention de tout l’employé est fixée sur le suivi des règles sans aucune latitude et sa soumission à une bureaucratie ardue, longue et exigeante.

Loin de moi l’intention de recommander de se passer de tels régulateurs internes, mais leur rôle est de se placer en garde-fous pour accompagner l’activité de leurs entreprises, et non pas les diriger ou, pire, les freiner. Le système actuel fait tout pour scléroser les précieuses facultés des têtes pensantes et de littéralement tuer dans l’œuf toute initiative génératrice de profits, tellement tout cadre novateur qui pense à la profitabilité de son entreprise, avec la prise d’un risque calculé, est sujet à un barrage de questions destiné à ne tolérer aucun risque. En fin de compte, il sort de cette salle de torture tout à fait démoralisé et même dégoûté. Plus l’entreprise est grosse, plus ce mal sévit, parce qu’elle a les moyens d’embaucher pour constituer tout un département de Compliance et d’élimination de risques.

A la clé, tous ces régulateurs internes ne réalisent pas qu’ils sont des « centres de coût » qui harcèlent ceux qui dirigent les profit centres et qui bossent pour payer leurs salaires. Le jour où tous les CEO diront à leurs employés qu’ils sont disposés à passer l’éponge sur trois mauvaises initiatives sur dix, dans la mesure où les sept bonnes décisions contrebalancent largement les trois autres, ils auront réussi à inculquer la mentalité de la prise de « risque calculé », qui est au cœur de tout progrès et qui encourage la réflexion et l’initiative plutôt que le suivi strict des procédures. On verrait alors des employés créatifs émerger de tout part.

L’apocalypse arrive quand ces régulateurs internes arrivent à tenir en otage leur propre CEO, par leurs idées restrictives et leurs craintes démesurées qu’ils mettent sur papier pour assurer leurs arrières. On oublie que si la croissance de l’entreprise stagne, le CEO sera seul à se défendre devant son conseil d’administration, et personne ne bougera le petit doigt pour dire que telle décision était une décision collective. En matière de refus de prendre des risques, un simple regard sur les milliards que perdent les banques dans des crédits impayés malgré leur aversion à prendre des risques, leurs exigences outrageuses de garanties en béton (collateral) et les équipes d’automates sans cœur qui constituent leurs comités de risque, montrerait la faillite de tout un système, où le bon service à la clientèle se résume à la politesse des employés placés en première ligne.

« Top line is vanity, bottom line is sanity, and cash is reality ».

Comment sortir de ce ghetto ?

Il n’est jamais dans mes habitudes de chercher des solutions aux problèmes sans identifier leurs causes profondes et les analyser. Ceci est fait, plus haut, sur le sujet dont nous parlons, et la source de ce dysfonctionnement est le mauvais choix des formations données aux employés.

Les entreprises ont tort de rechercher, pour leurs cadres, uniquement la formation spécialisée qui se rattache à une tache spécifique. Cela résulte en la création de spécialistes qui sont experts dans leur domaine respectif, mais qui oublient qu’il faut un mélange d’expertise de toutes sortes pour produire un résultat final qui est différent de celui des tâches qui leur sont spécifiquement assignées. Ce résultat final recherché est le même pour toutes les entreprises, et il est constitué de trois axes, la production du chiffre d’affaires en croissance, des bénéfices et de la trésorerie (cash flow) qui est la clé de voûte de tout progrès dans une entreprise. On peut réaliser des chiffres d’affaires et des profits mirobolants, mais s’ils ne génèrent pas de la trésorerie, toute croissance espérée est tuée dans l’œuf. C’est pourquoi on dit en anglais : « Top line is vanity, bottom line is sanity, and cash is reality ».

Où commencer la formation ?

D’abord avec les CEO. On dit toujours que la qualité première d’un bon CEO doit être le leadership, sans bien réaliser les sous-qualités qui font ce tout. Le bon leadership fait travailler les employés avec assiduité et loyauté tout en étant bien dans leur peau, au lieu de devoir se rendre au travail le matin avec mécontentement, voire la nausée dans des cas extrêmes. Ce résultat désiré ne peut jamais être atteint sans la communication à tous les niveaux, pilotée par un CEO.

La communication, pour être utile, présuppose qu’on ait assez de psychologie pour pouvoir discerner ce que chaque partie prenante d’une entreprise veut entendre et ce qui satisfait ses aspirations. Ces aspirations sont différentes pour les employés, les banquiers, les membres du Conseil d’administration, les fournisseurs et les clients, et c’est la raison pour laquelle la communication d’entreprise ne peut jamais être standardisée. Dans cet ensemble hétéroclite, les plus importants stakeholders sont les clients et les employés. Faute de place, j’analyserai seulement la communication avec les employés.

Une entreprise importante, qui a des milliers de clients, dirigée par un CEO qui se cache dans une tour d’ivoire, loin de ses employés et ses clients (qui semble malheureusement être la norme de nos jours) ne peut réaliser son plein potentiel dans les meilleurs des cas, et, dans d’autres, est vouée à la stagnation. L’information venant du marché (sur les tendances des acheteurs, les opportunités qui se présentent, les dangers à l’horizon et l’activité des concurrents) est cruciale à toute prise de décision. Il est vrai qu’un CEO dont l’entreprise a des milliers de clients ne peut sillonner les rues pour rencontrer des clients, mais le réservoir de la connaissance du marché se trouve à l’un des plus bas échelons des entreprises, notamment les vendeurs.

Tous les CEO obtiennent des informations sur le marché de leurs directeurs de vente, mais est-ce que tout directeur de vente peut tirer la quintessence de la masse de données recueillies de leurs vendeurs ? Est-ce que tout directeur des ventes peut synthétiser les informations susceptibles d’attirer l’attention d’un CEO sur une opportunité d’affaires ou un danger potentiel ? S’il le pouvait, il serait CEO, et non directeur des ventes. Autant de raisons pour qu’un CEO descende lui aussi de temps en temps vers le plus bas stratum, à la recherche de renseignements, de manière tout à fait informelle pour mettre ces simples gens à l’aise. Combien le font?

Une communication qui se veut utile doit être dans les deux sens, de haut en bas et de bas en haut.

D’autres CEO en apparence plus intelligents rencontrent leur personnel gradé (superviseurs et cadres moyens à monter) sur une base régulière, disons tous les deux mois pour communiquer avec eux. Mais comment cela se passe-t-il en pratique ? On réunit tout ce beau monde, environ une trentaine en nombre, et le CEO les met au courant des affaires de l’entreprise, où elle va, de ce qui marche bien et de ce qui marche moins bien. Mais c’est toujours un monologue à sens unique qu’on aurait dû appeler un communiqué plutôt qu’un exercice de communication. Une communication qui se veut utile doit être dans les deux sens, de haut en bas et de bas en haut (top-down and bottom-up).

Dans les conditions où se fait cette communication, regroupant des employés de différents grades, faisant des travaux différents, ayant des capacités intellectuelles et des vues différentes sur la marche des affaires, seulement une minorité parlera, notamment ceux qui sont les plus hauts dans la hiérarchie. Les petits se tairont de peur d’être ridicules. La vraie communication, qui doit comporter un élément important, notamment la discussion et l’échange des informations, se fait de manière informelle, par petits groupes de gens, auxquels on doit inculquer la notion de l’interaction de leurs tâches différentes pour atteindre un but commun.

Un CEO doit faire le tour de ses bureaux régulièrement, faire un brin de causette de manière informelle à un maximum d’employés, pas pour discuter business, mais pour parler d’autres choses, par exemple des sujets qui n’ont rien à faire avec le travail, notamment des activités extra-professionnelles ou la famille ou simplement faire une farce. Un tel exercice met l’employé à l’aise, lui donne de l’importance, délie les langues, établit un lien personnel et émotionnel et projette l’image du CEO comme un leader de proximité, à qui on peut parler en cas de besoin. C’est cela qu’on appelle le « management by walking around ».

Par ailleurs, sur un plan strictement professionnel, en complément de la communication dans les deux sens en groupes restreints constitués de cadres moyens en présence du CEO, ces cadres doivent faire le même exercice à un échelon inférieur avec les employés sous leur responsabilité. Les données ainsi recueillies, beaucoup plus facilement et franchement entre chef de service et employé, doivent être filtrées par eux et communiquées de manière plus ordonnée et rationnelle par le chef de service à son CEO, de sorte à transformer des données brutes en information exploitable. C’est comme cela qu’un CEO, sans avoir à parler à une pléthore de gens, pour qui il n’a pas toujours le temps, s’assure que ses cadres, d’abord construisent une relation avec leurs employés et ensuite font monter jusqu’à lui les informations venant du bas de l’échelle, informations souvent cruciales pour sa prise de décision.

La formation des cadres

Vous aurez remarqué que toutes les formations disponibles sur notre marché se concentrent sur des sujets à la périphérie du business, notamment le Compliance, la bonne gouvernance, les normes comptables et le contrôle du blanchiment d’argent. Tout ceci est certes nécessaire mais n’aura jamais la même utilité que la formation destinée à montrer aux cadres comment faire de l’argent. L’outil requis pour acquérir ce savoir-faire destiné à se déployer au cœur de l’entreprise, est la formation en la conception et le lancement de nouveaux produits, en marketing, en gestion de trésorerie, en communication à tous les niveaux, en le décèlement des signes précurseurs de la faillite d’une entreprise, en des techniques de redressement d’entreprises en difficulté, en produisant de la valeur ajoutée, en s’adaptant au changement, en techniques de vente, et en maximisant les marges brutes tout en contenant les coûts. Il y a toute une panoplie de formation essentielle qui est négligée.

Lancement de produit et les dessous du marketing

Les cadres doivent savoir que créer un produit pour ensuite rechercher un marché est une tâche beaucoup plus ardue que d’identifier une demande existante ou potentielle et la satisfaire par un produit nouveau et adapté. Dans la recherche de ce produit nouveau, ils doivent maîtriser la science de la recherche des avantages compétitifs (competitive edges) dans le produit et leur mode de communication à un marché-cible prédéterminé, par le biais d’un média et dans une langue et un style de publicité auquel s’identifie ce marché cible. Ils doivent savoir, en fonction des avantages (ou des faiblesses) compétitifs du produit, comment la positionner sur le marché dans le segment idéal (le bas, le milieu ou le haut du marché, la clientèle homme, femme ou adolescente, de provenance urbaine ou rurale) et communiquer, par une publicité accrocheuse, tous les avantages du produit en occultant subtilement ses faiblesses.

Ensuite, ils doivent savoir la politique de prix la plus appropriée, par rapport à la concurrence, notamment un prix bas en misant sur le volume s’il s’agit d’un produit de masse, et cela demande une maîtrise parfaite des coûts de production. A l’inverse ils doivent savoir aussi fabriquer une image de produit exclusif sans reproche s’ils veulent atteindre le haut du marché en mettant en avant la qualité, ou la durabilité ou la performance ou d’autres atouts exclusifs du produit. Cet exercice ardu de « image-building » n’est pas sans récompense. Il permet de vendre son produit plus cher que celui de la concurrence, pour un coût de production sensiblement le même que celui du produit concurrent, et atteindre une clientèle qui ne regarde pas le prix avant d’acheter.

Tous ces procédés, issus non pas du hasard mais de la méthodologie et du pouvoir d’analyse, sont des outils destinés à être mis à la disposition du directeur des ventes et de son équipe pour que la vente du produit soit aisée, et non un chemin de croix où c’est l’acheteur qui impose son prix ou la durée de crédit dont il veut bénéficier.

Gestion de trésorerie

C’est probablement la tâche la plus méconnue à Maurice. Les directeurs financiers habituellement discutent avec les banques, des montants et des termes de crédits bancaires en les agrémentant de comptes d’exploitation prévisionnels prometteurs, font du « hedging », supervisent la collecte des crédits à la clientèle et recherchent des crédits additionnels en cas de besoin d’investissement ou de fonds de roulement (working capital) et des placements les plus rémunérateurs pour la trésorerie excédentaire. Tout cela n’est que le bout de l’iceberg, la partie administrative.

En tant que CEO, je voudrais que mon directeur financier recherche l’optimisation des bénéfices dans tous les recoins, à la fois maîtrisant les coûts et sachant maximiser les marges bénéficiaires, qu’il soit à tout moment occupé à rechercher comment investir le moins possible en actifs immobilisés (fixed assets), qu’il ait un œil très ouvert sur l’acquisition possible d’autres entreprises qui génèrent soit de gros bénéfices, soit de la trésorerie, tels les stations-essence ou des hypermarchés, et trouver des emplois à haut rendement pour cette trésorerie accumulée à bas coût, par exemple dans des activités de financement de hire-purchase.

Les meilleurs CEO sont des généralistes qui ont une culture des affaires avec une vision très large.

Il doit aussi avoir le courage de mettre son poing sur la table pour empêcher tout investissement dans des actifs improductifs, ou à risque démesuré. Sa tâche primordiale est de constamment générer de la trésorerie (ou empêcher son enfouissement) puisque, en affaires, la trésorerie est le nerf de la guerre. Déceler les premiers signes de faillite est de son ressort, et le directeur financier intelligent s’attellera à redresser une entreprise en difficulté, non pas en hachant les coûts et scléroser l’entreprise, mais en travaillant sur l’augmentation des revenus, en faisant le « système » (terrains et bâtiments, équipement productif, matériel roulant et personnel) produire 20 à 30 % de plus avec les mêmes coûts. Toutes ces techniques s’apprennent et ne viennent pas à l’esprit par elles-mêmes.

Notre faiblesse fondamentale est que nos CEO pensent qu’ils maîtrisent ces techniques de marketing, de vente, de communication, de redressement d’entreprise et qu’ils peuvent eux-mêmes former leurs cadres sur le tas dans ces secteurs. En réalité, ils ne maîtrisent pas grand-chose de ces techniques très spéciales, qui demandent chacune une méthodologie, surtout si un CEO est issu d’une filière technique (production, droit, ingénierie, comptabilité, informatique). Les meilleurs CEO sont des généralistes, qui ne maîtrisent pas nécessairement tous les métiers en profondeur mais qui ont une culture des affaires avec une vision très large, avec, à la base, un appétit insatiable pour générer de l’activité, des ventes et des profits, et en sachant motiver leur personnel autrement que par l’argent pour en tirer la quintessence. En outre, ils doivent pouvoir prendre des risques calculés, et non être des desperados (reckless risk takers) ou allergiques à tout parfum de risque.

Mubarak Sooltangos
Mubarak Sooltangos ([email protected]) est consultant en management, marketing et stratégie, formateur de cadres d’entreprise, et auteur de Business Inside Out (2018) et World Crisis – The Only Way out (2020).